Je me suis enfermé dans mon amour, je rêve.
Qui de nous deux inventa l’autre ?
Visage perceur de murailles.
Ta chevelure d’oranges dans le vide du monde
Dans le vide des vitres lourdes de silence
Et d’ombre où mes mains nues cherchent tous tes reflets.
La forme de ton cœur est chimérique
Et ton amour ressemble à mon désir perdu.
Ô soupirs d’ambre, rêves, regards.
Mais tu n’as pas toujours été avec moi. Ma mémoire
Est encore obscurcie de t’avoir vue venir
Et partir. Le temps se sert de mots comme l’amour.
Elle m’aimait pour m’oublier, elle vivait pour mourir.
Dans les plus sombres yeux se ferment les plus clairs.
Les lumières dictées à la lumière constante et pauvre
passent avec moi toutes les écluses de la vie. Je reconnais
les femmes à fleur de leurs cheveux, de leur poitrine et de
leurs mains. Elles ont oublié le printemps, elles pâlissent à
perte d’haleine.
Et toi, tu te dissimulais comme une épée dans la
déroute, tu t’immobilisais, orgueil, sur le large visage de
quelque déesse méprisante et masquée. Toute brillante
d’amour, tu fascinais l’univers ignorant.
Je t’ai saisie et depuis, ivre de larmes, je baise partout
pour toi l’espace abandonné.
Amour, ô mon amour, j’ai fait vœu de te perdre.
Grimace, petite fille de naissance.
La forme de tes yeux ne m’apprend pas à vivre.
Et si je suis à d’autres, souviens-toi.
Ta bouche aux lèvres d’or n’est pas en moi pour rire
Et tes mots d’auréole ont un sens si parfait
Que dans mes nuits d’années, de jeunesse et de mort
J’entends vibrer ta voix dans tous les bruits du monde.
Dans cette aube de soie où végète le froid
La luxure en péril regrette le sommeil,
Dans les mains du soleil tous les corps qui s’éveillent
Grelottent à l’idée de retrouver leur cœur.
Souvenirs de bois vert, brouillard où je m’enfonce,
J’ai refermé les yeux sur moi, je suis à toi,
Toute ma vie t’écoute et je ne peux détruire
Les terribles loisirs que ton amour me crée.
Pleure, les larmes sont les pétales du cœur.
Où es-tu ? Tournes-tu le soleil de l’oubli dans mon
cœur ?
Donne-toi, que tes mains s’ouvrent comme des yeux.
Folle, évadée, tes seins sont à l’avant.
À maquiller la démone, elle pâlit.
Elle est – mais elle n’est qu’à minuit quand tous les
oiseaux blancs ont refermé leurs ailes sur l’ignorance des
ténèbres, quand la sœur des myriades de perles a caché ses
deux mains dans sa chevelure morte, quand le triomphateur
se plaît à sangloter, las de ses dévotions à la curiosité, mâle
et brillante armure de luxure. Elle est si douce qu’elle a
transformé mon cœur. J’avais peur des grandes ombres qui
tissent les tapis du jeu et les toilettes, j’avais peur des
contorsions du soleil le soir, des incassables branches qui
purifient les fenêtres de tous les confessionnaux où des
femmes endormies nous attendent.
Ô buste de mémoire, erreur de forme, lignes absentes,
flamme éteinte dans mes yeux clos, je suis devant ta grâce
comme un enfant dans l’eau, comme un bouquet dans un
grand bois. Nocturne, l’univers se meut dans ta chaleur et les
villes d’hier ont des gestes de rue plus délicats que
l’aubépine, plus saisissants que l’heure. La terre au loin se
brise en sourires immobiles, le ciel enveloppe la vie : un
nouvel astre de l’amour se lève de partout – fini, il n’y a plus
de preuves de la nuit.
Paul Eluard, Mourir de ne pas mourir, 1913-1928