Ma Lou je coucherai

Guillaume Apollinaire

Ma Lou, je coucherai ce soir dans les tranchées
Qui près de nos canons ont été piochées.
C’est à douze kilomètres d’ici que sont
Ces trous où dans mon manteau couleur d’horizon
Je descendrai tandis qu’éclatent les marmites
Pour y vivre parmi nos soldats troglodytes.
Le train s’arrêtait à Mourmelon le Petit.
Je suis arrivé gai comme j’étais parti.
Nous irons tout à l’heure à notre batterie.
En ce moment je suis parmi l’infanterie.
Il siffle des obus dans le ciel gris du nord
Personne cependant n’envisage la mort.

Et nous vivrons ainsi sur les premières lignes
J’y chanterai tes bras comme les cols des cygnes
J’y chanterai tes seins d’une déesse dignes
Le lilas va fleurir. Je chanterai tes yeux
Où danse tout un chœur d’angelots gracieux.
Le lilas va fleurir, ô printemps sérieux !
Mon cœur flambe pour toi comme une cathédrale
Et de l’immense amour sonne la générale.
Pauvre cœur, pauvre amour ! Daigne écouter le râle
Qui monte de ma vie à ta grande beauté.
Je t’envoie un obus plein de fidélité
Et que t’atteigne, ô Lou, mon baiser éclaté

Mes souvenirs se sont ces plaines éternelles
Que virgules, ô Lou, les sinistres corbeaux
L’avion de l’amour a refermé ses ailes
Et partout à la ronde on trouve des tombeaux.

Et ne me crois pas triste et ni surtout morose
Malgré toi, malgré tout je vois la vie en rose
Je sais comment reprendre un jour mon petit Lou,
Fidèle comme un dogue, avec des dents de Loup;
Je suis ainsi, mon Lou mais plus tenace encore
Que n’est un aigle alpin sur le corps qu’il dévore.

Quatre jours de voyage et je suis fatigué
Mais que je suis content d’être parti de Nîmes !
Aussi, mon Lou chéri, je suis gai, je suis gai
Et je ris de bonheur en t’écrivant ces rimes.

Cette boue est atroce aux chemins détrempés.
Les yeux des fantassins ont des lueurs navrantes.
Nous n’irons plus aux bois, les lauriers sont coupés,
Les amants vont mourir et mentent les amantes.

J’entends le vent gémir dans les sombres sapins
Puis je m’enterrerai dans la mélancolie
Ô ma Lou, tes grands yeux étaient mes seuls copains.
N’ai-je pas tout perdu, puisque mon Lou m’oublie ?

Dix-neuf cent quinze, année où tant d’hommes sont morts
Va-t’en, va-t’en aux Enfers des Furies
Jouons, jouons aux dés; les dés marquent les sorts
J’entends jouer aux dés les deux artilleries

Adieu, petite amie, ô Lou mon seul amour
Ô mon esclave enfuie,
Notre amour qui connut le soleil, pas la pluie
Fut un instant trop court.
La mer nous regardait de son œil tendre et glauque
Et les orangers d’or
Fructifiaient pour nous. Ils fleurissent encor.
Et j’entends la voix rauque
Des canons allemands crier sur Mourmelon
— Appel de la tranchée. —
Ô Lou, ma rose atroce, es-tu toujours fâchée
Avec des yeux de plomb ?

Ô Lou, Démone-Enfant aux baisers de folie
Je te prends pour toujours dans mes bras, ma jolie.

Deux maréchaux des logis jouent aux échecs en riant.
Une diablesse exquise aux cheveux sanglants se signe à l’eau bénite.
Quelqu’un lime une bague avec l’aluminium qui se trouve dans la fusée
des obus autrichiens.
Un képi de fantassin met du soleil sur cette tombe.
Tu portes au cou ma chaîne et j’ai au bras la tienne
Ici, on sable le champagne au mess des sous-officiers.
Les Allemands sont là derrière les collines
Les blessés crient comme Ariane
O noms plaintifs des joies énormes
Rome, Nice, Paris, Cagnes Grasse Vence, Sospel Menton, Monaco, Nîmes
Un train couvert de neige apporte à Tomsk, en Sibérie, des nouvelles de la Champagne
Adieu, mon petit, Lou, adieu
Adieu, Le ciel a des cheveux gris

Mourmelon-le Grand, le 6 avril 1915

Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou

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1 commentaires sur “Ma Lou je coucherai”

  1. Lascurettes Jean-Luc

    dit :

    Magnifique ! La souffrance des générations sacrifiées, des jeunes hommes oubliées ! Ici, les pays envahis n’oublient pas, la terre porte encore les traces des villages disparus, Coucy le Château pleure toujours son donjon « géant » battu et jamais reconstruit la souffrance des régions occupées, aux patrimoines éteints que la France à si vite oublié. Seuls les monuments aux morts, aux centre des villages, témoignent de la misère des régions portant en elles, la blessure des lignes des fronts… Qui s’en rappelle aujourd’hui, au grand soleil ?

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