Histoire d’une audience

Esther Granek

J’avais à peine pénétré
dans le grand couloir de l’entrée,
quand à mes côtés le valet
encore une fois s’est incliné.
Il m’a fait tchi tchi à l’oreille.
Je ne savais ce qu’il voulait.
Son habit était une merveille.
Le tissu j’en aurais tâté.
Mais étant une fille éduquée
et qui connaît les bonnes manières,
je sais ce qu’il ne faut pas faire.
Et déjà filant comme une flèche,
j’atteignis le troisième salon,
le domestique sur mes talons.
Est-ce qu’il est tout l’temps sur la brèche ?
À l’oreille me refit tchi tchi.
C’est qu’il voulait mon parapluie.
Je dois dire que dans ma maison
n’y a point de ces confusions
et quand s’en viennent des copains
je crie entre les effusions :
Donnez vos frusques et vos pépins !

Me voilà dans les ornements,
les guéridons et les divans,
les portraits de têtes couronnées,
une peinture de Monsieur, en pied.
Quand soudain arrive la maîtresse.
On voit qu’elle me voudrait à l’aise.
Elle a une bouille qui me revient.
Elle a des yeux qui parlent bien.
Et son parfum… quel enchantement !
Je la renifle tout le temps…
Et sans détailler ses atours
ni trop regarder à l’entour
(car comme je vous disais plus haut
et que je me tiens à carreau
j’ai moi aussi quelque manière
et sais ce qu’il ne faut pas faire)
je lui sortis mon boniment
qu’elle écouta très patiemment.
Mais j’avais la langue enchaînée
et comme une boule dans le gosier.
Puis son baratin elle m’a fait.
Moi j’aimais bien et j’écoutais.
Soudain se ramène le valet,
sans bruit et droit comme un piquet.
Il a plié son corps un rien
et il m’a rempli les deux mains
de vaisselle et de petits riens.
J’ai failli manger la serviette
en même temps qu’un petit pâté.
Et qu’est-ce qu’on doit faire de l’assiette
et du verre de cristal taillé ?

Ah ! que n’est-elle femme de labeur !
On se ferait tout plein d’honneurs :
Elle m’inviterait dans sa cuisine.
Elle me ferait son baratin.
J’écouterais, j’aimerais bien.
Et pour applaudir ses propos,
je lui donnerais en bonne copine
de grandes tapes dans le dos..
Et mangeant les coudes sur la table
la soupe qu’elle aurait préparé,
on lamperait pour mieux goûter
on roterait quand on voudrait,
on penserait : c’est agréable.
Et quand on aurait pris son temps
sur tout le travail qui attend,
elle dirait au bout du menu :
ça va, tu m’barbes, j’t’ai assez vue.
Tandis qu’ici, un vrai casse-tête.
Faut-il ou non mettre les voiles ?
Car j’ai oublié le signal…
Déjà je crois que je l’embête…
Ah ! que n’est-elle femme de labeur !
Que n’en connaît-elle les sueurs !
Elle m’inviterait dans sa cuisine…
Elle me ferait son baratin…
J’écouterais… j’aimerais bien…

Esther Granek, Ballades et réflexions à ma façon, 1978

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