Delfica

Gérard de Nerval

La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l’olivier, le myrthe ou les saules tremblants,
Cette chanson d’amour… qui toujours recommence !

Reconnais-tu le Temple, au péristyle immense,
Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents ?
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l’antique semence.

Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours ;
La terre a tressailli d’un souffle prophétique…

Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l’arc de Constantin :
– Et rien n’a dérangé le sévère portique.

Gérard de Nerval, Odelettes, 1853

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5 commentaires sur “Delfica”

  1. Lugagne

    dit :

    Excellente explication de texte. L’auteur joue effectivement sur deux plans mêlant réalité et mythologie d’une manière subtile permettant au lecteur plusieurs niveaux de lecture. L’une destinée aux initiés-nombreux à l’époque de Gérard de Nerval-et l’autre poétique agréable aux romantiques.

    Lire aussi les correspondances d’un autre poète qui relie le cosmos aux manifestations terrestres. Je vous laisse deviner de qui il s’agit…..

  2. Sh

    dit :

    Le jeu de symétrie avec « Mignon » de Goethe est saisissant

  3. Pierre

    dit :

    Commentaires, très éclairant. Bravo !

  4. floriane

    dit :

    @lucenthos merci pour tout

  5. lucenthos

    dit :

    Ce poème est paru dans plusieurs recueils de Gérard de Nerval et trouve, en1854, sa version définitive dans celui intitulé « Les Chimères ». Sa profondeur, sa musicalité et son rythme sont immédiatement perceptibles avant même que d’être analysés car la disposition d’esprit de Gérard de Nerval à trouver des « bonheurs d’expression », et des « vers heureux », est particulièrement avérée ici.

    Le titre « Délfica », bien que latinisé, renvoie à l’antique ville grecque de Delphes, célèbre pour son sanctuaire consacré à Apollon. Mais la première question est de savoir qui peut être cette « Dafné » ?
    Ne serait-ce pas un cryptonyme cachant une inspiratrice intime, tout droit sortie de l’imagination de Nerval et en laquelle convergeraient les visages et personnalités des femmes qui l’ont fasciné ? Ce serait alors une représentation de la femme aimée, rêvée et insaisissable comme précisément cela se produit dans le mythe qui met en scène une nymphe nommée Daphné, inaccessible aux poursuites d’Apollon

    Tout commence par une évocation d’ordre sentimental, le souvenir d’une ritournelle associée à un voyage en Italie :

    « La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance »

    Les deux vers suivants :

    « Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
    Sous l’olivier, le myrte ou les saules tremblants »,

    dépeignent un cadre charmant certes, mais aussi quelque peu panthéiste si l’on resitue cet environnement dans l’ambiance implicitement grecque du poème. La prosodie délicatement cadencée de ce passage avec le rythme du 4è vers qui rime richement avec le premier, suggère que « cette chanson d’amour qui toujours recommence » n’est pas seulement un envoûtant refrain sans cesse repris, elle indiquerait qu’il s’agit de quelque chose, une situation, un état, pour le moins satisfaisant qui pour perdurer, doit se renouveler régulièrement. De quoi peut-il bien s’agir ? Les clés viennent au second quatrain :

    « Reconnais-tu le Temple au péristyle immense ». Le monument, évoqué et replacé dans un contexte à la fois romain et italien, passé et présent mêlés, suggère que Nerval vit un voyage à la fois réel et imaginaire. Nerval en Italie, en agréable compagnie, a pu dans cet environnement naturel et architectural harmonieux, se projeter dans le passé romain et grec et méditer sur les mythes et les croyances concernant les époques marquantes de l’Histoire et leur retour cyclique car le sujet l’a toujours préoccupé et demeure au centre de ce poème couplé à la figure de la femme, compagne et inspiratrice, qui permet de mieux l’évoquer.

    La notation des « citrons amers » donne, au premier regard, une note de fraicheur proche du tableau du premier quatrain mais contraste avec le premier vers du deuxième présentant l’impressionnant Temple, écrit avec une majuscule pour en souligner l’aspect puissant et solennel. Néanmoins l’incantation poétique donne à ce geste apparemment anodin, une portée symbolique plus large. Même faite par coquetterie, la morsure dans le fruit qui, de plus, est amer, a quelque chose de charnel et d’inquiétant à la fois, peut être traduit-il un certain mélange de désir et d’appréhension lié au vers suivant :

    « Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents »,

    Justement, de la visite d’un temple on passe à celle d’une grotte… ce n’est pas seulement le souvenir d’une distraction touristique, ce qui est fort ici me paraît être le symbolisme de la grotte et de tout ce qu’elle peut représenter psychiquement. Une introspection de soi qui peut s’avérer délicate, voire dangereuse car le « connais-toi toi-même » précepte du temple d’Apollon de Delphes, n’est pas une chose facile et exige un certain courage notamment si la « grotte » obscure représentant notre inconscient, est hantée par un monstre ou par les signes de son passage.

    « Où du dragon vaincu dort l’antique semence »

    Dans la mythologie grecque Dragon renvoie directement à Kadmos, héros grec qui, après avoir tué Dragon, sème dans la terre, les dents de ce dernier. Il en sort peu après des guerriers tout armés et belliqueux Rusant devant le danger, Kadmos leur jette des pierres sans se montrer. Les guerriers croyant qu’il s’agit de l’un des leurs qui les agresse, finissent par s’entre-tuer…

    Par analogie, ce réveil du danger sous une forme ou une autre, peut correspondre à des événements traumatisants de la vie individuelle qui, maintenus refoulés dans le subconscient, peuvent remonter à la conscience de façon plus ou moins explosive (le retour du refoulé). Si, en effet, « la semence » de Dragon ( ses dents semées, dans le mythe de Kadmos ), est assoupie pour un temps, cela veut dire aussi qu’il peut en resurgir avec tout ce qui caractérise ce réveil. Le retour d’une situation collective calamiteuse ou d’un état individuel critique vécu dans tous les cas comme un sentiment de « déréliction », sentiment de solitude insupportable et de séparation radicale. Ce qui correspond bien à la personnalité et à la vie de Nerval confronté à ses propres démons.

    Néanmoins on trouve chez Nerval, peut-être à cause de son grand intérêt pour la spiritualité, une porte de sortie possible de cet état de séparation et de désespoir. Ce serait justement la foi ou l’espérance en un monde meilleur, ce que formule le premier tercet avec un ton augural :

    « Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours ».

    Face aux lamentations de Dafné, laquelle finalement représente aussi, en miroir, une partie de l’âme et des aspirations de Nerval lui-même, ce dernier veut la convaincre, et du même coup se convaincre lui-même, que l’ordre tant espéré va revenir inéluctablement puisque cela est inscrit dans la loi des cycles…

    Ce serait alors le retour de l’Âge d’or, retour irrévocable puisque la Terre elle-même le ressent et l’annonce :

    « La terre a tressailli d’un souffle prophétique ».

    .Le deuxième tercet cependant exprime comme une incertitude, qui vient mettre un bémol final à l’espérance affirmée dans le premier. Pourquoi ? Parce qu’en attendant la manifestation de l’ère à venir, il faut endurer la période du déroulement du cycle dans lequel se trouve l’humanité à l’époque de Nerval.

    « La Sybille au visage latin » est l’équivalent de la Pythie grecque prononçant les oracles et à laquelle renvoient les mystères du Temple du deuxième quatrain, sauf que l’apparence de cette Pythie et la signification que cela implique, ont changé. Elle n’est plus grecque mais romaine ou latine. Cette Sybille prophétesse qui préfigure et incarne les temps nouveaux, est vue par l’imagination de Nerval, non pas rayonnante et triomphale mais, au contraire, assoupie « sous l’arc de Constantin », construction hétérogène érigée sous le règne de cet l’empereur qui, au quatrième siècle de notre ère, a institué le Christianisme comme religion officielle. Cela veut dire que durant la période correspondante, celle de l’empire christianisé, le sens de la prophétie s’est affadi voire renié… la mentalité grecque antique n’étant pas celle des Romains ou des Chrétiens…

    Quant à la dernière notation sur le « sévère portique » elle renforce l’idée de résignation mêlée de dépit car l’édifice romain représente justement tout ce que le Nerval déteste : la lourdeur, la sécheresse, le manque de grâce et d’harmonie, signes des temps difficiles, alors qu’il appelle avec ferveur la manifestation d’une ère édénique inhérente au déroulement temporel et qui rappelle le règne de Saturne ou Âge d’or tel que les anciens grecs le concevaient à travers leurs mythes..

    Au total le charme de ce poème vient de l’alliance subtile de deux thèmes d’inspiration, le thème du voyage, du dépaysement en Italie, avec les agréments qui l’accompagnent, l’autre, plus profond, plus nostalgique et plus radical qui a trait au désir et à l’attente impatiente de jours meilleurs mais qui tardent à venir. Le tout riche d’images et de rythmes si bien cadencés qu’on peut répéter ce poème comme une romance… mais une romance chargée de sens.

    Enfin si l’on voulait rechercher dans d’autres textes de Nerval des concordances éclairantes avec celui-ci et notamment en ce qui concerne l’affirmation de la foi en un heureux renouveau, on trouvera dans « Poésies de jeunesse » un texte plus ancien intitulé « L’enfance ». ( présent sur le site Poetica) qui, dans sa dernière strophe, faisait déjà explicitement référence au thème du retour cyclique des âges de l’humanité, en parallèle avec le supposé paradis perdu de l’enfance :

    « Nous sommes loin de l’heureux temps
    Règne de Saturne et de Rhée,
    Où les vertus, les fléaux des méchants
    Sur la terre étaient adorées,
    Car dans ces heureuses contrées
    Les hommes étaient des enfants. »

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