Le Justicier

François Coppée

À Théodore de Banville.

L’an mil quatre cent trois, juste un mois après Pâques,
Le jour des bienheureux saint Philippe et saint Jacques,
Très-haut et très-puissant Gottlob, dit le Brutal,
Baron d’Hildburghausen, comte de Schnepfenthal,
Grand bailli d’Elbenau, margrave héréditaire
De Schlotemsdorff, seigneur du fleuve et de la terre,
Le doyen, le plus vieux des chevaliers saxons,
Qui, sur l’armorial, porte les écussons

De Rhun et de Gommern écartelés, l’unique
Descendant d’une race altière et tyrannique,
Après être allé voir pendre trois paysans
Malgré la pluie et ses quatre-vingt-quatorze ans,
Vers l’Angelus, après souper, presque sans fièvre
Mourut, les bras en croix et l’hostie à la lèvre,
En son château de Ruhn, sur l’Elbe.

On arbora
Le drapeau noir, et tout le pays respira.
Car on était alors dans les guerres civiles ;
L’ivrogne Wenceslas avait vendu les villes
À prix d’or. Les seigneurs gouvernaient à leur gré,
Et le vieux droit avait dès longtemps émigré.
Or, il avait été cupide et sanguinaire
Ce grand vieillard tout pâle et presque centenaire
Que le drap dessinait sur son lit de repos.
Il avait rétabli tous les anciens impôts ;
Et ses hallebardiers, démons de violence,
Faisaient payer les gens à coups de bois de lance :
Impôt sur la vendange, impôt sur la moisson,
Sur le gibier, sur les moulins, sur le poisson ;
Impôt même sur ceux qui font pèlerinage ;
Impôt toujours, et, quand on refusait, carnage.
Le vieux margrave avait des vengeances d’enfer.

Vêtu de fer, ganté de fer, masqué de fer,
Il arrivait, suivi de ses piquiers avides,
Et d’un geste faisait garnir les gibets vides.
Les vassaux par le fer, la corde ou le bâton
Mouraient ; les jeunes gens prenaient le hoqueton ;
Mais les vieux, tout couverts de haillons et de lèpres,
Il leur fallait aller, après l’heure des vêpres,
Mendier un pain noir aux portes du couvent ;
Et sur la grande route on rencontrait souvent
Des mendiants douteux montrant d’horribles plaies.

Les bourgeois, enterrant les sous et les monnaies,
Avaient d’abord voulu se plaindre. Ils avaient pris
Un des leurs, un de ces malcontents à fronts gris
Qui portent des rouleaux auxquels pend une cire
Et qui font la grimace en disant le mot : Sire,
Pour aller supplier l’archevêque électeur
À Trêves, en secret, et dire avec lenteur
Et sans fiel leurs griefs au très-saint patriarche.
Mais Gottlob, du prud’homme ayant su la démarche,
Envoya devant lui deux beaux mulets très-lourds
Portant ciboires d’or et chappes de velours ;
Et l’électeur, du bien de Dieu trop économe,
Reçut les dons et fit estraper le prud’homme.
Et l’on se tut.

Or la misère redoublait,
Et Gottlob devenait centenaire. Il semblait
Qu’on ne dût jamais voir la fin de ce supplice.
Les vieilles lui donnaient le diable pour complice ;
Et tous désespéraient, et l’on criait merci.
Enfin il était mort ; c’était bien sûr. Aussi,
Comme les petits nids des forêts sont en joie
Quand la tempête emporte un vol d’oiseaux de proie,
Le bon peuple à grands cris saluait ce départ
En allumant des feux de nuit sur le rempart,
Comme à Noël, après le temps des pénitences ;
Et les manants dansaient en rond sous les potences.

Dans le château fermé, prêtant l’oreille aux bruits
Du lointain apportés par la brise des nuits,
Les soldats, inquiets, veillaient aux meurtrières ;
Et près du mort un moine était seul en prières.
Assis dans un fauteuil de cuir, il rêvait, seul,
Observant sur le corps le dessin du linceul
Que rougissaient un cierge à droite, un cierge à gauche,
Et comparant ce lit funéraire à l’ébauche
Du marbre qu’on allait tailler pour le tombeau ;
Ou, quand l’air plus glacé ravivait un flambeau
Et détournait ainsi sa vague rêverie,
Il regardait dans l’ombre une tapisserie
Obscure où se tordaient confus des cavaliers ;

Ou bien suivait de l’œil l’arête des piliers.
Il était seul. Parfois une flamme hardie
Sur les vitraux étroits reflétait l’incendie,
Et les cris des vassaux en liesse au dehors
Par instants arrivaient moins lointains et plus forts.

Rigide sous le froc et pareil aux fantômes,
Le moine s’était mis à réciter des psaumes
Souvent interrompus d’un lent miserere,
Quand soudain il pâlit, et son œil égaré
S’emplit d’une épouvante effroyable et niaise ;
Ses maigres doigts crispés aux deux bras de sa chaise,
Il restait là, dompté, pétrifié, béant :
Le margrave s’était dressé sur son séant,
Voilé, blanc, et faisant de grands gestes étranges
Pour se débarrasser de ses funèbres langes.
Et celui qu’on croyait la pâture des vers
Apparut tout à coup vivant, les yeux ouverts,
Reconnut d’un regard vague et surpris à peine
Le moine, les flambeaux, le crucifix d’ébène,
Le bénitier plein d’eau bénite avec son buis,
Et dit d’une voix claire :
« Où suis-je ? Je ne puis
Dire si je rêvais ou si j’étais mort. Moine,

Mes neveux ont-ils pris déjà mon patrimoine
Et jeté bas le rouge étendard du beffroi ?
Suis-je défunt ou suis-je encor maître chez moi ?
Réponds. Puis, comme j’ai la tête encor troublée,
Cherche sur ce dressoir ma coupe ciselée,
Et me verse un grand coup de vin.

— En vérité,
Dieu puissant, dit le moine, il est ressuscité !
— Ressuscité ? J’étais donc mort ? Par mes ancêtres,
Je vais faire demain pavoiser mes fenêtres,
Recevoir mes neveux du haut de mon balcon
Et leur offrir à tous une chasse au faucon
Quand ils viendront, la larme à l’œil, pour mes obsèques,
Puis, après un repas comme en font nos évêques,
Les renvoyer tous gris abominablement. »

Le moine avec deux doigts se signa triplement
Sur la poitrine, sur le front et sur la bouche,
Se leva, fit un pas vers le vieillard farouche,
Et, d’une voix encor palpitante d’émoi,
Il dit :
« Et maintenant, margrave, écoutez-moi.

Tout à l’heure, à genoux près de votre cadavre,
Je priais, en songeant que c’est chose qui navre
Que de voir un vieillard, un grand seigneur, partir
Sans avoir eu le temps de se bien repentir.
Car l’absolution tombant des mains du prêtre
Est encore soumise à l’Éternel peut-être ;
Et, sans contrition, l’orémus dépêché
Ne guérit point l’ulcère horrible du péché.
C’est pourquoi je priais avec ferveur dans l’ombre.
Nous vivons dans un siècle inexorable et sombre,
Monseigneur, dans un temps très-pervers, où les grands
Du malheur populaire, hélas ! sont ignorants.
Les gens de guerre ont tant piétiné l’Allemagne
Qu’il ne reste plus rien debout sur la campagne.
Les moissonneurs sont sans besogne, et nous n’aurons
Bientôt plus de travail que pour les forgerons ;
C’est grand’pitié de voir les blés couchés, les seigles
Perdus, et les festins des vautours et des aigles,
Les seuls qui maintenant se nourrissent de chair ;
On mendie à tous les moutiers ; le pain est cher ;
Les villes ayant faim, les hameaux font comme elles ;
Et les mères n’ont plus de lait dans leurs mamelles.
De cela les puissants n’ont soucis ni remords.
Et moi, qui dois prier ici-bas pour les morts,
Ma prière est surtout pour les grands et les riches :

Car je vois des vassaux en pleurs, des champs en friches
Et des pendus bercés par le vent des forêts ;
Car je songe, margrave, aux éternels arrêts,
À la stricte balance où se pèsent les âmes,
Et j’entends le joyeux crépitement des flammes
Qu’attisé avec sa fourche énorme le démon. »

Le margrave éclata de rire.
« Un beau sermon,
Dit-il. Et tu conclus ?
— Que si la mort tenace
Vous épargne, c’est une effrayante menace,
Un avis du Très-Haut, et que votre cercueil
Avant longtemps aura franchi le dernier seuil,
Et que Dieu vous accorde, en son omnipotence,
Gottlob, le juste temps de faire pénitence.

— Tu le vois, dit Gottlob, j’écoute de mon mieux
Ton homélie, étant aujourd’hui très-joyeux
De n’avoir point quatre ais de chêne pour chemise.
Ne crois pas cependant qu’elle te soit permise
Davantage, et retiens que, si je le voulais,
Je te ferais chasser par deux de mes valets
Fouaillant derrière toi mes limiers pour te mordre

Aux jambes. Maintenant je t’avais donné l’ordre
De m’aller vilement quérir à boire ; va. »

Le moine, qui s’était assis, se releva.
Son froc l’enveloppait de grandes lignes blanches ;
Ses mains en l’air sortaient, tremblantes, de ses manches,
Et, sous l’ombre de sa cagoule, son regard
S’attachait fixement sur le marquis.
« Vieillard,
Repens-toi ! cria-t-il. Avant que de descendre
Au tombeau, va souiller tes cheveux blancs de cendre,
Prends le cilice et prends la robe comme nous,
Aux marches des autels use tes vieux genoux,
Va chanter les répons et va baiser la pierre
Des cloîtres, et, la nuit, couche dans une bière.
Le martinet armé de ses pointes de fer
Entretenant la plaie ardente sur ta chair,
L’in pace, l’escalier gluant où l’on trébuche,
Le jeûne, le pain noir et l’eau bue à la cruche,
Sont doux pour un pécheur qui se repent si tard !

— Holà ! cria Gottlob, ridicule bâtard,
Sache d’abord qu’il n’est qu’un vêtement qui m’aille :
C’est mon habit de fer qu’on forgea maille à maille,

Et que n’ont pu trouer les princes et les rois,
Quand j’étais lieutenant du duc Rudolphe Trois
Et sergent de combat du bon empereur Charles,
Moi, Gottlob, haut seigneur de Ruhn, à qui tu parles.
Sache aussi que tous ceux qui portent de grands noms
Et qui se font broder en or sur leurs pennons
Des mots latins parlant de courage et de morgue
Ne savent point hurler des psaumes sous un orgue ;
Que leur musique, c’est le bruit des éperons,
C’est la note éclatante et fière des clairons,
Le frisson des tambours et le joyeux murmure
Des estocs martelant le cuivre d’une armure.
Sache aussi que je hais les frocards et tous ceux
Qui se cachent, poltrons, dans les cloîtres crasseux
Et ne lavent leurs mains qu’en prenant l’eau bénite.
Ainsi, tais-toi, bon frère, et m’obéis bien vite. »

Le moine vers le lit fit encore deux pas.
Redoute Dieu, qui passe et qui ne revient pas.
Margrave, il est encor temps de sauver ton âme.
Mais tu fus vil, tu fus cruel, tu fus infâme ;
Tu sembles aujourd’hui ne plus te souvenir
De tes crimes ; mais Dieu, qui les doit tous punir,
Se rappelle, et la liste au ciel en est gravée :

Au sac de Schepfenthal, qui s’était soulevée,
Tu tuas d’un seul coup, stupide meurtrier,
Un échevin courbé jusqu’à ton étrier ;
Puis tu le fis couper en morceaux et suspendre
Au portail du donjon, qu’alors on pouvait prendre
Pour les crochets sanglants de l’étal des tripiers.
À la chasse, une fois, tu te chauffas les pieds
Dans le ventre béant d’un braconnier. Tes lances
Faisaient autour de toi régner de noirs silences ;
Mais qui t’aurait suivi sûrement t’eût rejoint
Par le chemin sanglant que menaçaient du poing
Les laboureurs avec leurs familles en larmes.
Tu fis périr ta sœur enceinte. Tes gens d’armes
Pillaient les voyageurs jusque dans les faubourgs ;
Et tu fis promener, chevauchant à rebours
Des pourceaux, les bourgeois qui refusaient les dîmes.
J’en passe. Et quand tu meurs souillé de tous ces crimes,
Et quand le Tout-Puissant, comme surpris de voir
Ce monstre et te trouvant pour son enfer trop noir,
Te repousse du pied sur la terre et t’accorde
Le temps de lui crier enfin miséricorde,
Le ciel par ton orgueil est encore insulté !
Apprends donc maintenant toute la vérité.
Ah ! tu n’as pas assez d’un prêtre pour arbitre ?
Eh bien ! vois cette flamme incendiant ta vitre ;

Entends ces cris de joie au lointain éclatants.
Écoute et souviens-toi. Lorsque depuis longtemps
Un loup, un ours ou quelque autre bête sauvage
Exerçait dans nos bois antiques son ravage,
Et lorsqu’il est enfin tombé sous les épieux,
Le soir sur les coteaux on allume des feux
Autour desquels, grandis par les flammes rougeâtres,
Dansent, lourds et joyeux, les chasseurs et les pâtres ;
Marquis, c’est la coutume en Saxe, n’est-ce pas ?
Puisqu’on en fait autant le jour de ton trépas,
Et qu’on te traite ainsi qu’une bête féroce.

— Silence ! » dit Gottlob avec un rire atroce.
Et, se levant de ses deux poings sur l’oreiller,
Livide, fou de rage, il se mit à crier :

Ah ! vous mettez la flamme aux bûchers, misérables !
Ah ! vous jetez au feu les pins et les érables
Où je taillais jadis vos poteaux de gibet !
Sans mon réveil, demain peut-être l’on flambait,
Pour l’ébaudissement de toute la canaille,
Avec mes ormes gris un margrave de paille !
Ah ! vous coupez gaîment, pour les mettre en fagots,
Mes vieux chênes rugueux plantés du temps des Goths !
Soit ! puisque mon bon peuple aime le feu qui flambe,
Dès ce soir, casque en tête et lance sur la jambe,

J’accours pour voir s’il est joyeux et rayonnant,
Le feu qu’on entretient de graisse de manant,
Et je veux comparer les flammes et les braises.
— Gottlob, Satan aussi prépare ses fournaises.
Songe au feu qui rougeoie aux bouches des volcans ;
Marquis, songe aux damnés tordus et suffocants
Qui, perdus dans le gouffre et sous les sombres porches,
Pour une éternité brûlent comme des torches ;
Songe qu’il est un Dieu ; songe que tu mourras,
Et que tous tes gibets de leur unique bras
Te montrent le chemin de l’abîme. Margrave,
Songe qu’après ta mort, toi qui fus noble et brave
Et qui portais une hydre horrible à ton cimier,
Tu seras faible et nu comme un ver de fumier.
Alors, entraîné vers les flammes éternelles
Par les démons, saignant sous l’ongle de leurs ailes,
La corde aux mains, la fourche aux reins, les fers aux pieds,
Tu roidiras tes vieux membres estropiés,
Sans pouvoir fuir ce feu, vers lequel on te penche
Et dont l’ardeur fera flamber ta barbe blanche.

— Soit donc, reprit le vieux margrave. Je te dis,
Moine, d’aller offrir tes clés de paradis
À cette populace à chanter occupée,

Et dont bientôt, par la grâce de mon épée,
Plus d’un aura besoin d’avoir les cieux conquis.
Pour mon compte, Satan est prince, moi marquis,
Et j’irai le rejoindre en égal, car nous sommes
Tous les deux de très-bons et très-vieux gentilshommes.
Puis je retrouverai là-bas, dans son enfer,
Mes meilleurs compagnons de combat que le fer
Jadis faucha parmi les sanglantes tempêtes,
Et nous nous donnerons des tournois et des fêtes ;
Quant à vous, mes mignons, qui vous réjouissez,
Et qui faites des feux de paille, et qui dansez,
Je vais donner à tout le monde un peu de joie
Et régaler si bien mes chers oiseaux de proie
Que, dans cent ans, vos fils ôteront leur chapeau
Quand ils traverseront l’ombre de mon tombeau. »

Et Gottlob, haletant d’une horrible folie,
Tourna son regard noir vers une panoplie
Où s’épanouissaient, comme une fleur de fer
Énorme, vingt estocs au reflet dur et clair,
Que reliaient entre eux des toiles d’araignée ;
Puis, s’élançant, car elle était trop éloignée,
Mit hors du lit sa jambe horrible de vieillard.

Le moine devant lui s’était dressé, hagard.

Meurs donc dans ton blasphème et ton impénitence ! »
Dit-il ; et d’un seul bond franchissant la distance
Qui le sépare encor du vieillard éperdu,
Nu-tête, et laissant voir sous son crâne tondu
Ses yeux creux et brillants comme un foyer de forge,
Calme et tragique, il prend le margrave à la gorge ;
Et, malgré cette voix qui crie : À l’assassin !
Malgré ces cheveux blancs épars sur le coussin,
Il l’étrangle, en disant :

« Cette fois-ci, margrave,
Meurs pour de bon. »
Alors, toujours tranquille et grave,
Il ramène le drap rejeté sur le mort,
Comme fait une mère à son enfant qui dort,
Ramasse un des flambeaux renversé, le rallume,
Puis se met à genoux, ainsi qu’il a coutume
De faire quand il prie à l’ombre du saint lieu,
Joint les deux mains et dit :

« Je me confesse à Dieu. »

François Coppée, Poèmes divers, 1869

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