Dis-moi quelle fut la chanson
Que chantaient les belles sirènes
Pour faire pencher des trirèmes
Les Grecs qui lâchaient l’aviron
Achille qui prit Troie, dit-on,
Dans un cheval bourré de son
Achille fut grand capitaine
Or, il fut pris par des chansons
Que chantaient des vierges hellènes
Dis-moi, Vénus, je t’en supplie
Ce qu’était cette mélodie.
Un prisonnier dans sa prison
En fit une en Tripolitaine
Et si belle que sans rançon
On le rendit à sa marraine
Qui pleurait contre la cloison.
Nausicaa à la fontaine
Pénélope en tissant la laine
Zeuxis peignant sur les maisons
Ont chanté la faridondaine !…
Et les chansons des échansons ?
Échos d’échos des longues plaines
Et les chansons des émigrants !
Où sont les refrains d’autres temps
Que l’on a chantés tant et tant ?
Où sont les filles aux belles dents
Qui l’amour par les chants retiennent ?
Et mes chansons ? qu’il m’en souvienne !
Max Jacob, Le Laboratoire central, 1921
Comme l’explique clairement le commentaire fait le 2 novembre 2019 par « utilisateur », ce texte est directement associé au souvenir de François Villon d’où le titre Villonelle. Tout en étant différent de la Ballade des dames du temps jadis, aussi bien dans le style que dans la composition qui sont plus modernes, le poème de Max Jacob ajoute à la nostalgie une sorte d’appel voilé à la gaieté, sinon à la joie que peut procurer l’évocation d’airs d’autrefois à travers des scènes et des personnages mythologiques ou réels.
Le poème commence de la même façon que dans la Ballade des dames du temps jadis mais, alors que Villon écrit « Dites-moi…», supplique qui s’adresse à tout bon entendeur ou lecteur de la Ballade, Max Jacob écrit : «Dis-moi» car il interpelle directement un personnage, Vénus, nommée au vers dix. Pourquoi Vénus ? Parce que c’est la déesse de l’amour, de la beauté et de la séduction et il faut dire que, parmi les procédés de la séduction, la voix à une très grande importance surtout lorsqu’elle exprime comme les Sirènes de la mythologie en ce début du poème, des incantations, c’est-à-dire, d’après l’étymologie du mot incantation, des chants destinés à produire un effet d’envoûtement irrésistible sur les malheureux qui se laissent prendre à leurs charmes ensorcelants. Cette évocation des Sirènes est directement reliée au vers de Villon : « La reine blanche comme lys, qui chantait à voix de sirène », c’est dire le pouvoir de la voix chantant qui domine tout au long de ce poème.
L’autre figure mythologique évoquée est celle d’Achille, héros de l’Iliade et grand vainqueur de la guerre de Troie, bien que ce fut Ulysse qui prit l’initiative de la ruse du cheval stratégique. D’ailleurs ce cheval est « bourré de son » rappelle Max Jacob, c’est-à-dire, d’après les textes anciens, le cliquetis des armes des guerriers cachés à l’intérieur, lorsqu’il était déplacé. Mais les troyens n’en eurent cure et l’introduisirent quand même dans leur cité. Achille était un personnage rigoureux et implacable, pourtant, lui aussi, fut sensible aux chants des « vierges hellènes » c’est-à-dire des jeunes filles grecques dont les voix étaient probablement désarmantes…
Et puis nous sommes ramenés de la mythologie à l’évocation d’un souvenir anonyme associé à un prisonnier de guerre inconnu, cela fait allusion à la guerre de Tripolitaine, en 1911 à l’occasion d’un litige entre l’Italie et la Turquie à propos de cette province de Lybie. L’intérêt de ce passage est qu’il fait penser à toutes ces chansons racontant l’histoire d’un détenu séparé de celle qu’il aime.
Après cet intermède un peu mélodramatique sur le thème du prisonnier, Max Jacob revient à l’évocation mythologique, avec Nausicaa qui, inspirée par Athéna, va accueillir Ulysse naufragé. Puis avec Pénélope, épouse d’Ulysse, qui, dans l’attente de son retour, devait, on le suppose, chanter en tissant et détissant sa toile. Enfin Zeuxis, le grand peintre grec qui faisait déjà du Street-art à son époque. Peut-être, que tout en peignant ses fresques extérieures, il chantait des hymnes à Zeus ou à Aphrodite… La notation vaut la peine d’être relevée car il ne faut pas oublier que Max Jacob était lui-même un peintre notoire, l’un des premiers, avec Picasso et d’autres, à poser les bases de l’Art moderne.
Tous ces personnages du poème ont quelque chose de commun : ils chantent. C’est le poète qui le dit, et ils chantent la faridondaine. Cette pointe est comme une plaisanterie qui ajoute une note de légèreté à cette évocation nostalgique. Max Jacob aimait jouer avec les mots comme tous les écrivains dadaïstes et surréalistes de son temps et ici ce n’est pas trop farfelu, cela sonne bien, de plus il est intéressant de noter que « Faridondaine » rime de façon croisée avec « laine», deux vers avant et avec « plaines » deux vers après. Pour ce qui est de la prosodie, on note aussi que, dans la majeure partie du poème, les rimes s’entrecroisent avec des sons en « on » et « èn » ce qui s’accorde totalement avec l’onomatopée faridondaine.
Quand il évoque « les chansons des échansons » cela fait allusion aux chansons à boire, celles des préposés à la boisson qui versaient le vin aux convives au cours des festins des grands de ce monde. L’expression «les chansons des échansons», avec son redoublement sonore, renvoie à ces passages répétitifs que l’on répète avec entrain pour une chanson et avec hilarité pour une comptine.
De même, le vers qui suit : « Échos d’échos des longues plaines » fait lui-même écho aux vers de Villon : « Échos parlant quand bruit on mène dessus rivière ou sur étang ». De la même façon que l’écho se répercute sur la surface de l’eau, on peut imaginer l’écho des voix chantantes venues du passé et qui nous parviennent avec le décalage répétitif propre à l’écho.
Mais l’énumération n’est pas close, il n’y a pas que les chansons d’amour et les chansons à boire. Il en est qui peuvent être moins réjouissantes telles «les chansons des émigrants », de tous ceux et celles qui, pour mille raisons, sont obligés de quitter leur terre natale avec dans le coeur un chant d’adieu ou peut-être d’espérance, histoire de trouver une terre accueillante…. Puis l’évocation des genres semble s’éteindre car tout est généralisé et résumé dans les deux vers qui suivent :
« Où sont les refrains d’autres temps
Que l’on a chanté tant et tant ? »
Le poème aurait pu s’arrêter sur ce constat plaintif, mais ce dernier n’est que momentané car la dernière image fait resurgir en deux nouveaux vers d’autres personnages plaisants : « Où sont les filles aux belles dents ? Qui l’amour par les chants retiennent ?». Cette fois ce sont des filles de tous les temps qui se manifestent et dont on voit les belles dents quand elles chantent et qui, à l’instar des muses, par leurs voix suaves et leurs chants captivants, peuvent entretenir l’amour dans le coeur des amants réticents…
Dans une dernière notation, emporté par le sentiment du regret du temps qui passe, Max Jacob écrit : « Et mes chansons ? », en pensant que ses propres poèmes, ses écrits, risquent de subir le même sort que les choses qu’on oublie. Et il ajoute justement « qu’il m’en souvienne ! ». On a dit que cette dernière expression faisait référence au Pont Mirabeau de Guillaume Apollinaire, que Max Jacob admirait : « Et nos amours, faut-il qu’il m’en souvienne ».C’est très probable et comme un signe d’affinité. C’est un subjonctif qui dicte à la fois le souhait et la nécessité de ne pas oublier. Effectivement cela résonne parfaitement avec le vers final de cet émouvant poème : « Et mes chansons ? Qu’il m’en souvienne ! ».
Dans sa simplicité presque enfantine, cette sorte de complainte au joli nom de Villonelle, utilise de belles images immédiatement attachantes. Le texte s’inscrit dans la longue liste des poèmes consacrés à la fuite du temps et des choses que l’on aime, ceux de Villon bien sûr, mais aussi, par réverbération, ceux des poètes de la Pléiade, ceux des Romantiques et des contemporains de Max Jacob, mais il a ceci de particulier, qu’ il est en résonance forte avec eux et que, tout en gardant sa singularité, il fait resurgir et vibrer dans la mémoire, l’écho de ces poèmes-frères dont la Ballade des dames du temps jadis, demeure le modèle de référence.
pour Annick: Le titre du poème, « Villonelle », a une double signification. Une villanelle, c’est une chanson, une poésie pastorale ; le terme désignera même plus précisément, à la fin du XVIe siècle, un poème à couplets de trois vers et à refrains, terminé par un quatrain. Mais Max Jacob déforme le mot en « villonelle », car il pense à François Villon, et en particulier à la célèbre « Ballade des dames du temps jadis » dans laquelle le poète chantait la fragilité de la vie, illustrée par la disparition des êtres les plus gracieux…
Bonjour, « Villonelle » est un hommage fait par Max JACOB envers François VILLON qui est, en effet l’auteur de la version du XVI eme. Max JACOB est une réécriture plus moderne. Vous pouvez aussi trouver « Ballade des étoiles du temps jadis » qui est un magnifique poème écrit par Henri BELLAUNAY.
Annick, mais c’est trop bien, moi c’est Villejuif
J’ai quand même un doute. Est ce bien villonelle ou villanelle qu’il faut lire. N’y aurait-il pas une faute de frappe ?
Merci pour ce poème de Max Jacob que j’aime beaucoup et dont je n’avais jamais entendu parler de ce poème intitulé « Villonelle » alors que j’habite à la Villanelle. Merveilleuse coïncidence qui va m’en faire chercher l’origine. (synchronicité de Jung sans doute).