La pauvreté

Félix Arvers

Hôtes de ce séjour d’angoisse et de souffrance,
Où Satan sur le seuil a mis : Plus d’espérance !
Qui vous brisez le front contre ses murs de fer,
Et vîntes échanger, dans cette fange immonde,
La perpétuité des peines de ce monde
Pour l’éternité de l’enfer !

Ô vous, bandits, larrons d’Italie ou d’Espagne,
Hôtes des grands chemins, qui courez la campagne
De Tarente à Venise, et de Rome au Simplon ;
Et vous, concitoyens, voleurs de ma patrie.
Qui, les cheveux rasés et l’épaule flétrie.
Ramiez dans Brest ou dans Toulon !

Et vous qui, franchissant les monts et les cascades,
Imploriez la madone, et braviez les alcades,
Castillans, Grenadins ! et vous qui, sourdement,
Sous le ciel de l’Écosse, alliez dans les ténèbres
Ressusciter les morts dans leurs linceuls funèbres
Avant le jour du jugement !

Filles de joie, ô vous qu’on voyait dans la rue.
Autour d’un mauvais lieu, faire le pied de grue.
Dont l’amour fut mortel, et le baiser fatal ;
Vous tous, morts dans le crime et dans l’impénitence,
Spectres, qu’ont ainsi faits la roue ou la potence,
La guillotine ou l’hôpital !

Vous tous, mes vieux damnés, races de Dieu maudites,
Approchez-vous ici, parlez-nous, et nous dites
Aux gouffres de Satan combien a rapporté
Chaque péché mortel qui damne l’autre vie ;
Combien l’Orgueil, combien l’Avarice ou l’Envie,
Combien surtout la Pauvreté ?

C’est Elle qui flétrit une âme encor novice,
L’enlace, et la conduit au crime par le vice.
Courbant les plus hauts fronts avec sa main de fer ;
Qui mêle le poison et qui tire l’épée :
Elle, la plus féconde et la mieux occupée
Des pourvoyeuses de l’enfer !

Pauvreté ! vaste mot. Puissances de la terre,
Qui portez de vos noms l’orgueil héréditaire,
Savez-vous ce que c’est qu’avoir soif, avoir faim :
L’hiver, dans un grabat juché sous la toiture,
Passer le jour sans feu, la nuit sans couverture ;
Ce que c’est que le pauvre, enfin ?

— C’est un homme qui va, sur les places publiques,
Colporter, tout perclus, une boîte à reliques ;
Un aveugle en haillons, qu’on voit par les chemins
Accompagné d’un chien qui porte une sébile,
Agenouillé par terre, et qui chante, immobile,
Un cantique, en joignant les mains :

C’est un homme qui veille au seuil la nuit entière,
Et vient, sortants du bal, vous ouvrir la portière,
Recommandant sa peine aux cœurs compatissants ;
C’est une femme en pleurs qui voile son visage
Et tient à ses côtés deux enfants en bas-âge
Dressés à suivre les passants.

C’est cela : rien de plus. D’ailleurs, c’est une classe,
Les pauvres : il faut bien que chacun ait sa place ;
Dieu seul sait comme tout ici doit s’ordonner :
Il a mis la santé près de la maladie,
Le riche près du pauvre : il faut que l’un mendie
Pour que l’autre puisse donner.

Et quand, lassés de voir qu’on vous suit à la trace,
Vous vous êtes saignés, à grand’peine, et par grâce,
Du denier qu’un laquais insolent a jeté :
Grands seigneurs, financiers, belles dames, duchesses.
Vous vous tenez contenus, et croyez vos richesses
Quittes envers la pauvreté !

Mais il en est une autre, une autre cent fois pire,
Qui n’a point de haillons, celle-là, qui n’inspire
Ni pitié, ni dégoût, qui se pare de fleurs :
Qui ne se montre point, mendiante et quêteuse,
Mais, sous de beaux habits, cache, toute honteuse.
Ses ulcères et ses douleurs.

Elle vient au concert, et chante : au bal, et danse :
Jamais, jamais un geste, un mot dont l’imprudence
Trahirait des tourments qui ne sont point compris ;
C’est un combat sans fin, une longue détresse,
Une fièvre qui mine, un cauchemar qui presse
Et tue en étouffant vos cris.

C’est ce mal qui travaille une âme bien placée,
Qui s’indigne du rang où le sort l’a laissée ;
Qui demeure toujours triste au sein des plaisirs,
Parce qu’elle en sait bien le terme, et s’importune
De n’égaler jamais ses vœux à sa fortune,
Ni son espoir à ses désirs.

C’est le fléau du siècle, et cette maladie
Gagne de proche en proche, ainsi qu’un incendie :
Le monde dans son sein porte un hôte inconnu :
C’est un ver dans le cœur, c’est le cheval de Troie,
D’où les Grecs tout armés tomberont sur leur proie
Quand le moment sera venu.

Or, quand cela se voit, c’est une marque sûre
Qu’il s’est fait au-dedans une grande blessure.
Enseignement certain, par où Dieu nous apprend
Qu’une société vieillie et décrépite
S’émeut au plus profond de sa base, et palpite
Du dernier râle d’un mourant.

Je vous en avertis, riches ; prenez-y garde !
L’édifice est usé : si quelqu’un par mégarde
Passe trop chargé d’or sur ses planchers pourris,
— Un grain de blé suffit pour combler la mesure :
Au choc le plus léger cette vieille masure
Vous étouffe sous ses débris.

Peu de jours sont passés depuis qu’en sa colère
Lyon a vu rugir le monstre populaire :
Vous aviez cru le voir arriver en trois bonds,
Le sang dans les regards, le feu dans les narines.
Et vous aviez serré votre or sur vos poitrines.
Pâles comme des moribonds.

S’il n’a pas cette fois encor, rompu sa chaîne,
Si la porte est de fer et la cage de chêne,
Pourtant n’approchez pas des barreaux trop souvent.
Car sa force s’accroît, et sa rage, en silence ;
Et gare qu’un beau jour il les brise, et s’élance
Libre enfin, et les crins au vent !

Félix Arvers, Mes heures perdues, 1833

Imprimer ce poème

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *