Les Idées

Emile Verhaeren

Sur la Ville, dont les affres flamboient,
Règnent, sans qu’on les voie,
Mais évidentes, les idées.

On les rêve parmi les brumes, accoudées
En des lointains, là-haut, près des soleils.

Aubes rouges, midis fumeux, couchants vermeils,
Dans le tumulte violent des heures,
Elles demeurent ;
Et leur âme, par au-delà du temps et de l’espace,
S’éternise, devant les flux et les reflux qui passent.
Et la première et la plus vaste, c’est la force
Épanouie ou souterraine,
Multipliée en poings, en bras, en torses,
Ou tout à coup sereine,
Dans un cerveau suprême et foudroyant.
Par à travers l’or effrayant,
Les cris, la chair, le sang, la lie,
Elle apparaît : celle qui tend ou qui délie
L’énorme effort humain bandé vers la folie.

Depuis que se mangent ou se fécondent
À chaque instant qui naît, qui meurt, les mondes,
L’atome est vibrant d’elle.
Elle est l’ardeur de la conquête universelle.
Indifférente au bien, au mal, mais haletante
En chaque assaut dont les cités sont fermentantes,
Elle érige la gloire en beau geste dans l’air,
Ou bien allume, à coups d’éclairs,
Par la nuit sourde où rien ne bouge,
Le crime immense avec la mort à son poing rouge.
Et voici la justice et la pitié, jumelles ;
Mères au double cœur dont les claires mamelles
Versent le jour clément et se penchent vers tous.
Ceux d’aujourd’hui les affichent deux ennemies
Luttant avec des cris et des antinomies,
Au nom de Christ, le maître abominable ou doux,
Selon celui qui interprète ses paroles.
La loi qui est déesse, on la proclame idole ;
Et les codes sont des meutes qu’on dresse à mordre ;
Et la peur règne — mais l’ordre,
Qui doit s’ouvrir comme une grande fleur
Libre et vive, malgré ses milliers de pétales,
Dont nul n’a comprimé l’ardeur,
Puisera l’équité dans la bonté totale.

Oh ! l’avenir montré tel qu’un pays de flamme,
Comme il est beau devant les âmes,
Qui, malgré l’heure, ont confiance en leur vouloir.
Tant de siècles ne détiennent l’espoir,
Depuis mille et mille ans, indestructible,
Sans que tous les désirs ligués, frappant la cible,
Ne tuent un jour la haine et n’instaurent l’amour.
La conscience humaine est sculptée en contours
Puissants et délicats que, sans cesse, elle affine,
Pour transmuer sa vie en facultés divines
Et créer son bonheur et s’affirmer : un Dieu ;
Le futur éclatant est un oiseau de feu,
Dont les plumes, une par une,
Se détachant de l’aile et retombant vers nous,
Frôlent de flamme et de splendeur nos regards fous.

Et plus haute que n’est la force et la justice,
Par au delà du vrai, du faux, de l’équité,
Plus loin que l’innocence ou que le vice,
Luit la beauté.
Touffue et claire,
Méduse ténébreuse et Minerve solaire,
Fondant le double mythe en unique splendeur,
Elle épouvante de grandeur.
Sublime, elle a pour prêtres les génies
Qui communient
De la lumière de ses yeux ;
Les temps sont datés d’elle et marchent glorieux,
Selon que son vouloir les prend pour ostiaires ;
Sou poing crispé saisit les mille éclairs contraires
Et les assemble et les resserre et les unit,
Pour tordre et pour forger d’un coup, tout l’infini.
La rose Égypte et la Grèce dorée
Jadis, aux temps des Dieux, l’ont instaurée
En des temples d’où s’envolait l’oracle ;
Et Paris et Florence ont rêvé le miracle
D’être, à leur tour, l’autel où ses pieds clairs,
Vibrants d’ailes, se poseraient sur l’univers.
Aujourd’hui même, elle apparaît dans les fumées
Les yeux offerts, les mains encor fermées,
Le corps exalté d’or et de soleil ;
Un feu nouveau d entre ses doigts vermeils
Glisse et provoque aux conquêtes certaines,
Mais les marteaux brutaux des tapages modernes
Cassent un bruit si fort, sous les cieux ternes,
Que son appel vers ses fervents s’entend à peine.

Et néanmoins elle est la totale harmonie
Qui se transforme et se restaure à l’infini,
Par à travers les mille efforts que l’on croit vains.
Elle est la clef du cycle humain,
Elle suggère à tous l’existence parfaite,
La simple joie et l’effort éperdu,
Vers les temps clairs, baignés de fête
Et sonores, là-bas, d’un large accord inentendu.
Quiconque espère en elle est au delà de l’heure
Qui frappe aux cadrans noirs de sa demeure ;
Et tandis que la foule abat, dans la douleur,
Ses pauvres bras tendus vers la splendeur,
Parfois, déjà, dans le mirage, où quelque âme s’isole,
La beauté passe — et dit les futures paroles.

Sur la Ville, d’où les affres flamboient,
Règnent, sans qu’on les voie,
Mais évidentes, les idées.

Emile Verhaeren, Les Villes tentaculaires

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