Le Bazar

Emile Verhaeren

C’est un bazar, au bout des faubourgs rouges :
Étalages bondés, éventaires ventrus.
Tumulte et cris brandis, gestes bourrus et crus,
Et lettres d’or, qui soudain bougent,
En torsades, sur la façade.

Chaque matin, on vend, en ce bazar,
Parmi les épices, les fards
Et les drogues omnipotentes,
À bon marché, pour quelques sous,
Les diamants dissous
De la rosée immense et éclatante.
Le soir, à prix numéroté,
Avec le désir noir de trafiquer de la pureté,
On y brocante le soleil
Que toutes les vagues de la mer claire
Lavent, entre leurs doigts vermeils,
Aux horizons auréolaires.

C’est un bazar, avec des murs géants
Et des balcons et des sous-sols béants
Et des tympans montés sur des corniches
Et des drapeaux et des affiches,
Où deux clowns noirs plument un ange.

À travers boue, à travers fange,
Roulent, la nuit vers le bazar,
Les chars, les camions et les fardiers,
Qui s’en reviennent des usines
Voisines,
Des cimetières et des charniers,
Avec un tel poids noir de cargaisons,
Que le sol bouge et les maisons.
On met au clair à certains jours,
En de vaines et frivoles boutiques,
Ce que l’humanité des temps antiques
Croyait divinement être l’amour ;
Aussi les Dieux et leur beauté
Et l’effrayant aspect de leur éternité
Et leurs yeux d’or et leurs mythes et leurs emblèmes
Et des livres qui les blasphèment.

Toutes ardeurs, tous souvenirs, toutes prières
Sont là, sur des étals, et s’empoussièrent.
Des mots qui renfermaient l’âme du monde
Et que les prêtres seuls disaient au nom de tous,
Sont charriés et ballottés, dans la faconde
Des camelots et des voyous.
L’immensité se serre en des armoires
Dérisoires et rayonne de plaies
Et le sens même de la gloire
Se définit par des monnaies.

Lettres jusques au ciel, lettres en or qui bouge,
C’est un bazar au bout des faubourgs rouges !
La foule et ses flots noirs
S’y bouscule près des comptoirs ;
La foule et ses désirs multipliés,
Par centaines et par milliers,
Y tourne, y monte, au long des escaliers,
Et s’érige folle et sauvage,
En spirale, vers les étages.

Là haut, c’est la pensée
Immortelle, mais convulsée,
Avec ses triomphes et ses surprises,
Qu’à la hâte on expertise.
Tous ceux dont le cerveau
S’enflamme aux feux des problèmes nouveaux,
Tous les chercheurs qui se fixent pour cible
Le front d’airain de l’impossible
Et le cassent, pour que les découvertes
S’en échappent, ailes ouvertes,
Sont là gauches, fiévreux, distraits,
Dupes des gens qui les renient
Mais utilisent leur génie,
Et font argent de leurs secrets.

Oh ! les Edens, là-bas, au bout du monde,
Avec des arbres purs à leurs sommets,
Que ces voyants des lois profondes
Ont exploré pour à jamais,
Sans se douter qu’ils sont les Dieux.
Oh ! leur ardeur à recréer la vie,
Selon la foi qu’ils ont en eux
Et la douceur et la bonté de leurs grands yeux,
Quand, revenus de l’inconnu
Vers les hommes, d’où ils s’érigent,
On leur vole ce qui leur reste aux mains
De vérité conquise et de destin.

C’est un bazar tout en vertiges
Que bat, continûment, la foule, avec ses houles
Et ses vagues d’argent et d’or ;
C’est un bazar tout en décors,
Avec des tours de feux et des lumières,
Si large et haut que, dans la nuit,
Il apparaît la bête éclatante de bruit
Qui monte épouvanter le silence stellaire.

Emile Verhaeren, Les Villes tentaculaires

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