La Cloche du village

Alphonse de Lamartine

Oh ! quand cette humble cloche à la lente volée
Épand comme un soupir sa voix sur la vallée,
Voix qu’arrête si près le bois ou le ravin ;
Quand la main d’un enfant qui balance cette urne
En verse à sons pieux dans la brise nocturne
Ce que la terre a de divin ;

Quand du clocher vibrant l’hirondelle habitante
S’envole au vent d’airain qui fait trembler sa tente,
Et de l’étang ridé vient effleurer les bords,
Ou qu’à la fin du fil qui chargeait sa quenouille
La veuve du village à ce bruit s’agenouille
Pour donner leur aumône aux morts :

Ce qu’éveille en mon sein le chant du toit sonore,
Ce n’est pas la gaieté du jour qui vient d’éclore.
Ce n’est pas le regret du jour qui va finir,
Ce n’est pas le tableau de mes fraîches années
Croissant sur ces coteaux parmi ces fleurs fanées
Qu’effeuille encor mon souvenir ;

Ce n’est pas mes sommeils d’enfant sous ces platanes,
Ni ces première élans du jeu de mes organes,
Ni mes pas égarés sur ces rudes sommets,
Ni ces grands cris de joie en aspirant vos vagues,
Ô brises du matin pleines de saveurs vagues
Et qu’on croit n’épuiser jamais !

Ce n’est pas le coursier atteint dans la prairie,
Pliant son cou soyeux sous ma main aguerrie
Et mêlant sa crinière à mes beaux cheveux blonds,
Quand, le sol sous ses pieds sonnant comme une enclume,
Sa croupe m’emportait et que sa blanche écume
Argentait l’herbe des vallons !

Ce n’est pas même, amour ! ton premier crépuscule,
Au mois où du printemps la sève qui circule
Fait fleurir la pensée et verdir le buisson,
Quand l’ombre ou seulement les jeunes voix lointaines
Des vierges rapportant leurs cruches des fontaines
Laissaient sur ma tempe un frisson.

Ce n’est pas vous non plus, vous que pourtant je pleure,
Premier bouillonnement de l’onde intérieure,
Voix du cœur qui chantait en s’éveillant en moi,
Mélodieux murmure embaumé d’ambroisie
Qui fait rendre à sa source un vent de poésie !…
Ô gloire, c’est encor moins toi !

De mes jours sans regret que l’hiver vous remporte
Avec le chaume vide, avec la feuille morte,
Avec la renommée, écho vide et moqueur !
Ces herbes du sentier sont des plantes divines
Qui parfument les pieds : oui ! mais dont les racines
Ne s’enfoncent pas dans le cœur !

Guirlandes du festin que pour un soir on cueille,
Que la haine empoisonne ou que l’envie effeuille,
Dont vingt fois sous les mains la couronne se rompt,
Qui donnent à la vie un moment de vertige,
Mais dont la fleur d’emprunt ne tient pas à la tige,
Et qui sèche en tombant du front.

C’est le jour où ta voix dans la vallée en larmes
Sonnait le désespoir après le glas d’alarmes,
Où deux cercueils passant sous les coteaux en deuil,
Et bercés sur des cœurs par des sanglots de femmes,
Dans un double sépulcre enfermèrent trois âmes
Et m’oublièrent sur le seuil !

De l’aurore à la nuit, de la nuit à l’aurore,
Ô cloche ! tu pleuras comme je pleure encore,
Imitant de nos cœurs le sanglot étouffant ;
L’air, le ciel, résonnaient de ta complainte amère,
Comme si chaque étoile avait perdu sa mère
Et chaque brise son enfant !

Depuis ce jour suprême où ta sainte harmonie
Dans ma mémoire en deuil à ma peine est unie,
Où ton timbre et mon cœur n’eurent qu’un même son,
Oui ! ton bronze sonore et trempé dans la flamme
Me semble, quand il pleure, un morceau de mon âme
Qu’un ange frappe à l’unisson !

Je dors lorsque tu dors, je veille quand tu veilles ;
Ton glas est un ami qu’attendent mes oreilles ;
Entre la voix des tours je démêle ta voix,
Et ta vibration encore en moi résonne
Quand l’insensible bruit qu’un moucheron bourdonne
Te couvre déjà sous les bois !

Je me dis : Ce soupir mélancolique et vague
Que l’air profond des nuits roule de vague en vague,
Ah ! c’est moi, pour moi seul, là-haut retentissant !
Je sais ce qu’il me dit, il sait ce que je pense.
Et le vent qui l’ignore, à travers ce silence,
M’apporte un sympathique accent.

Je me dis : Cet écho de ce bronze qui vibre,
Avant de m’arriver au cœur de fibre en fibre,
A frémi sur la dalle où tout mon passé dort ;
Du timbre du vieux dôme il garde quelque chose :
La pierre du sépulcre où mon amour repose
Sonne aussi dans ce doux accord !

Ne t’étonne donc pas, enfant, si ma pensée,
Au branle de l’airain secrètement bercée,
Aime sa voix mystique et fidèle au trépas,
Si dès le premier son qui gémit sous sa voûte,
Sur un pied suspendu, je m’arrête et j’écoute
Ce que la mort me dit tout bas.

Et toi, saint porte-voix des tristesses humaines,
Que la terre inventa pour mieux crier ses peines,
Chante ! des cœurs brisés le timbre est encor beau !
Que ton gémissement donne une âme à la pierre,
Des larmes aux yeux secs, un signe à la prière,
Une mélodie au tombeau !

Moi, quand des laboureurs porteront dans ma bière
Le peu qui doit rester ici de ma poussière ;
Après tant de soupirs que mon sein lance ailleurs,
Quand des pleureurs gagés, froide et banale escorte,
Déposeront mon corps endormi sous la porte
Qui mène à des soleils meilleurs ;

Si quelque main pieuse en mon honneur te sonne,
Des sanglots de l’airain, oh ! n’attriste personne,
Ne va pas mendier des pleurs à l’horizon ;
Mais prends ta voix de fête, et sonne sur ma tombe
Avec le bruit joyeux d’une chaîne qui tombe
Au seuil libre d’une prison !

Ou chante un air semblable au cri de l’alouette
Qui, s’élevant du chaume où la bise la fouette,
Dresse à l’aube du jour son vol mélodieux,
Et gazouille ce chant qui fait taire d’envie
Ses rivaux attachés aux ronces de la vie,
Et qui se perd au fond des cieux !

ENVOI

Mais sonne avant ce jour, sonne doucement l’heure
Où quelque barde ami, dans mon humble demeure,
Vient de mon cœur malade éclairer le long deuil,
Et me laisse en partant, charitable dictame,
Deux gouttes du parfum qui coule de son âme
Pour embaumer longtemps mon seuil.

Alphonse de Lamartine, Recueillements poétiques, 1839

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