Versailles

Albert Samain

I

Ô Versailles, par cette après-midi fanée,
Pourquoi ton souvenir m’obsède-t-il ainsi ?
Les ardeurs de l’été s’éloignent, et voici
Que s’incline vers nous la saison surannée.

Je veux revoir au long d’une calme journée
Tes eaux glauques que jonche un feuillage roussi,
Et respirer encore, un soir d’or adouci,
Ta beauté plus touchante au déclin de l’année.

Voici tes ifs en cône et tes tritons joufflus,
Tes jardins composés où Louis ne vient plus,
Et ta pompe arborant les plumes et les casques.

Comme un grand lys tu meurs, noble et triste, sans bruit ;
Et ton onde épuisée au bord moisi des vasques
S’écoule, douce ainsi qu’un sanglot dans la nuit.

II

Grand air. Urbanité des façons anciennes.
Haut cérémonial. Révérences sans fin.
Créqui, Fronsac, beaux noms chatoyants de satin.
Mains ducales dans les vieilles valenciennes,

Mains royales sur les épinettes. Antiennes
Des évêques devant Monseigneur le Dauphin.
Gestes de menuet et coeurs de biscuit fin ;
Et ces grâces que l’on disait Autrichiennes…

Princesses de sang bleu, dont l’âme d’apparat,
Des siècles, au plus pur des castes macéra.
Grands seigneurs pailletés d’esprit. Marquis de sèvres.

Tout un monde galant, vif, brave, exquis et fou,
Avec sa fine épée en verrouil, et surtout
Ce mépris de la mort, comme une fleur, aux lèvres !

III

Mes pas ont suscité les prestiges enfuis.
Ô psyché de vieux saxe où le Passé se mire…
C’est ici que la reine, en écoutant Zémire,
Rêveuse, s’éventait dans la tiédeur des nuits.

Ô visions : paniers, poudre et mouches ; et puis,
Léger comme un parfum, joli comme un sourire,
C’est cet air vieille France ici que tout respire ;
Et toujours cette odeur pénétrante des buis…

Mais ce qui prend mon coeur d’une étreinte infinie,
Aux rayons d’un long soir durant son agonie,
C’est ce Grand-Trianon solitaire et royal,

Et son perron désert où l’automne, si douce,
Laisse pendre, en rêvant, sa chevelure rousse
Sur l’eau divinement triste du grand canal.

IV

Le bosquet de Vertumne est délaissé des Grâces.
Cette ombre, qui, de marbre en marbre gémissant,
Se traîne et se retient d’un beau bras languissant,
Hélas, c’est le Génie en deuil des vieilles races.

Ô Palais, horizon suprême des terrasses,
Un peu de vos beautés coule dans notre sang ;
Et c’est ce qui vous donne un indicible accent,
Quand un couchant sublime illumine vos glaces !

Gloires dont tant de jours vous fûtes le décor,
Ames étincelant sous les lustres. Soirs d’or.
Versailles … Mais déjà s’amasse la nuit sombre.

Et mon coeur tout à coup se serre, car j’entends,
Comme un bélier sinistre aux murailles du temps,
Toujours, le grand bruit sourd de ces flots noirs dans l’ombre.

Albert Samain, Le chariot d’or

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6 commentaires sur “Versailles”

  1. Nicky Nicholson

    dit :

    Ce poème (ainsi que son écrivain) j’ai découvert par la musique – exquisément mis en chanson lyrique par Nadia Boulanger. De l’ambiance, le grandeur et le nostalgie; un bijou créé par deux artistes insuffisamment connues. O que c’est beau!

  2. Kocman

    dit :

    Il n’est pas nécessaire d’attendre la troisième pour apprendre ce magnifique poème que j’ai eu la chance d’apprendre en 5ème et dont je me souviens encore à 74 ans

  3. Anaïs

    dit :

    Superbe poème dont personne ne m’avait parlé avant que je la découvre aujourd’hui par le plus complet des hasards. Comme j’aurai aimé apprendre ces vers au lieu des fables habituelles que nous avons tous récité. Et pourtant, ce n’est pas faute d’habiter dans Versailles, ville royale! On sent dans chacun de ces sonnets la noblesse de la langue qui fait écrire le poète et les rimes m’enchantent par leur accord parfait.

    Enfin, je ne désespère pas de l’apprendre l’année prochaine en 3ème…

  4. Maryjo Ligas

    dit :

    J’ai appris ce poème je devais avoir environ 13 ans et je me retrouve enchantée aujourd’hui comme je le fus et comme je le reste. J’ai maintenant 74ans et la poésie m’a toujours accompagnée et aidée à supporter bien des choses.

  5. Clarence

    dit :

    Belle poesie, vive le roi !

  6. Coppola-Segond Agnès

    dit :

    Je ne me lasse pas de lire ces poèmes, au moins on avait aussi une sacrée mémoire. La mémoire ça s’exerce… L’enseignement actuel est des plus catastrophiques, nivellement par le bas. Ainsi les « politiques » font des jeunes de vrais pantins qu’ils manipulent à souhait.

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