À Alfred Tattet

Félix Arvers

Alfred, j’ai vu des jours où nous vivions en frères,
Servant les mêmes dieux aux autels littéraires :
Le ciel n’avait formé qu’une âme pour deux corps ;
Beaux jours d’épanchement, d’amour et d’harmonie,
Où ma voix à la tienne incessamment unie
Allait se perdre au ciel en de divins accords.

Qui de nous a changé ? Pourquoi dans la carrière
L’un court-il en avant, laissant l’autre en arrière ?
Lequel des deux soldats a déserté les rangs ?
Pourquoi ces deux vaisseaux qui naviguaient ensemble,
Désespérant déjà d’un port qui les rassemble,
Vont-ils chercher si loin des bords si différents ?

Je n’ai pas dévoué mon maître aux gémonies,
Je n’ai pas abreuvé de fiel et d’avanies
L’idole où mes genoux s’usaient à se plier :
Je n’ai point du passé répudié la trace,
J’y suis resté fidèle, et n’ai point, comme Horace,
Au milieu du combat jeté mon bouclier.

Non, c’est toi qui changeas. Un nom qui se révèle
T’éblouit des rayons de sa gloire nouvelle.
Tu vois dans le bourgeon le fruit qui doit mûrir :
Mécène du Virgile et saint Jean du Messie,
Tu répands en tous lieux la saint Prophétie,
Tu sèmes la parole et tu la fais fleurir.

Je ne suis pas de ceux qui vont dans les orgies
S’inspirer aux lueurs blafardes des bougies,
Qui dans l’air obscurci par les vapeurs du vin,
Tentent de ranimer leur muse exténuée,
Comme un vieillard flétri qu’une prostituée
Sous ses baisers impurs veut réchauffer en vain.

C’est ainsi que j’entends l’œuvre de poésie :
Chacun de nous s’est fait l’art à sa fantaisie,
Chacun de nous l’a vu d’un différent côté.
Prisme aux mille couleurs, chaque œil en saisit une
Suivant le point divers où l’a mis la fortune :
Dieu lui seul peut tout voir dans son immensité.

Conserve la croyance et respecte la nôtre,
Apôtre dévoué de la gloire d’un autre ;
Fais-toi du nouveau Dieu confesseur et martyr,
Ne crois pas que mon cœur cède comme une argile
Ni que ta voix, prêchant le nouvel Évangile,
Si chaude qu’elle soit, puisse me convertir.

Adieu. Garde ta foi, garde ton opulence.
Laisse-moi recueillir mon cœur dans le silence,
Laisse-moi consumer mes jours comme un reclus ;
Pardonne cependant à cette rêverie,
C’est le chant d’un proscrit en quittant la patrie,
C’est la voix d’un ami que tu n’entendras plus.

Félix Arvers, Pièces inédites, 1851

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4 commentaires sur “À Alfred Tattet”

  1. Rémi Bienvenu

    dit :

    1851… est-ce l’avènement du second empire, décevant et mortifiant les républicains de 1848, dont parle Felix Arvers, dans sa description de la principale séparation des deux amis : « Un nom qui se révèle / T’éblouit des rayons de sa gloire nouvelle » ? Ou la simple campagne du scrutin de décembre 1848, premier pas de « Louis Napoléon » vers ledit empire ? Les deux amis auraient été républicains sous la royauté, puis… « C’est le chant d’un proscrit en quittant la patrie » ! Mais Arvers n’est pas Hugo, Arvers est mort en 1850 et ce sonnet est posthume ! Quel peut être ce « nouveau dieu » décrit ici ? Le Romantisme triomphant ?

  2. Mohamed Abdesslam

    dit :

    Très beau poème, c’est vraiment mon genre. J’apprécie cet échange de reproches entre ces deux âmes unies et que malheureusement les intérêts différents ont saisi. C’est notre cas aujourd’hui.

  3. lucieok

    dit :

    Il est génial mais un peu long!

  4. Othmane Bourhil

    dit :

    L’un des plus beaux poèmes que j’ai lu dans ma vie, très sensiblement écrit, il me fait des frissons.

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