La Femme

Alphonse de Lamartine

À M. Decaisne
après avoir vu son tableau de la charité

O femme ! éclair vivant dont l’éclat me renverse !
O vase de splendeur qu’un jour de Dieu transperce !
Pourquoi nos yeux ravis fondent-ils sous les tiens ?
Pourquoi mon âme en vain sous sa main comprimé
S’élance-t-elle à toi comme une aigle enflammée
Dont le feu du bûcher a brisé les liens ?

Déjà l’hiver blanchit les sommets de ma vie
Sur la route au tombeau que mes pieds ont suivie ;
Ah ! j’ai derrière moi bien des nuits et des jours !
Un regard de quinze ans, s’il y daignait descendre,
Dans mon cœur consumé ne remuerait que cendre,
Cendre de passions qui palpitent toujours !

Je devrais détourner mon cœur de leur visage,
Me ranger en baissant les yeux sur leur passage,
Et regarder de loin ces fronts éblouissants,
Comme l’on voit monter de leur urne fermée
Les vagues de parfum et de sainte fumée
Dont les enfants de chœur vont respirer l’encens !

Je devrais contempler avec indifférence
Ces vierges, du printemps rayonnante espérance,
Comme l’on voit passer sans regret et sans pleurs,
Au bord d’un fleuve assis, ces vagues fugitives
Dont le courant rapide emporte à d’autres rives
Des flots où des amants ont effeuillé des fleurs !

Cependant plus la vie au soleil s’évapore,
O filles de l’Éden ! et plus on vous adore !
L’odeur de vos soupirs nous parfume les vents ;
Et même quand l’hiver de vos grâces nous sèvre,
Non ! ce n’est pas de l’air qu’aspire votre lèvre :
L’air que vous respirez, c’est l’âme des vivants !

Car l’homme éclos un jour d’un baiser de ta bouche,
Cet homme dont ton cœur fut la première couche,
Se souvient â jamais de son nid réchauffant,
Du souffle où de sa vie il puisa l’étincelle,
Des étreintes d’amour au creux de ton aisselle,
Et du baiser fermant sa paupière d’enfant !

Mais si tout regard d’homme à ton visage aspire,
Ce n’est pas seulement parce que ton sourire
Embaume sur tes dents l’air qu’il fait palpiter,
Que, sous le noir rideau des paupières baissées,
On voit l’ombre des cils recueillir des pensées
Où notre âme s’envole et voudrait habiter ;

Ce n’est pas seulement parce que de sa tête
La lumière glissant, sans qu’un angle l’arrête.
Sur l’ondulation de tes membres polis,
T’enveloppe d’en haut dans ses rayons de soie
Comme une robe d’air et de jour, qui te noie
Dans l’éther lumineux d’un vêtement sans plis ;

Ce n’est pas seulement parce que tu déplies
Voluptueusement ces bras dont tu nous lies,
Chaîne qui d’un seul cœur réunit les deux parts,
Que ton cou de ramier sur l’aile se renverse,
Et que s’enfle à ton sein cette coupe qui verse
Le nectar à la bouche et l’ivresse aux regards :

Mais c’est que le Seigneur, ô belle créature !
Fit de toi le foyer des feux de la nature,
Que par toi tout amour a son pressentiment,
Que toutes voluptés, dont le vrai nom est femme,
Traversent ton beau corps ou passent par ton âme,
Comme toutes clartés tombent du firmament !

Cette chaleur du ciel, dont ton sein surabonde,
À deux rayonnements pour embraser le monde.
Selon que son foyer fait ondoyer son feu :
Lorsque sur un seul cœur ton âme le condense,
L’homme est roi, c’est l’amour ! Il devient Providence
Quand il s’épand sur tous et rejaillit vers Dieu.

Alors on voit l’enfant, renversé sur ta hanche,
Effeuiller le bouton que ta mamelle penche,
Comme un agneau qui joue avec le flot qu’il boit ;
L’adolescent, qu’un geste à tes genoux rappelle,
Suivre de la pensée au livre qu’il épelle
La sagesse enfantine écrite sous ton doigt ;

L’orphelin se cacher dans les plis de ta robe,
L’indigent savourer le regard qu’il dérobe,
Le vieillard à tes pieds s’asseoir à ton soleil ;
Le mourant, dans son lit retourné sans secousse
Sur ce bras de la femme où la mort même est douce,
S’endormir dans ce sein qu’il pressait au réveil !

Amour et charité, même nom dont on nomme
La pitié du Très-Haut et l’extase de l’homme !
Oui, tu les as compris, peintre aux langues de feu !
La beauté sous ta main, par un double mystère,
Unit ces deux amours du ciel et de la terre.
Ah ! gardons l’un pour l’homme, et brûlons l’autre à Dieu !

Paris, 10 décembre 1838.

Alphonse de Lamartine, Recueillements poétiques, 1839

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