Polichinelle

Jean Richepin

De leur dôme parfumé
Les promenades couvertes,
Près de l’Odéon fermé
Montrent leurs feuilles ouvertes.

Je vais sous leur parasol
M’asseoir sur les chaises blanches
Aux premières de Guignol
Qui monte en plein vent ses planches.

C’est Colombine, Arlequin,
Pierrot et Polichinelle,
Cassandre, vieux mannequin,
La comédie éternelle !

Racleur de grinçants accords
Un violoniste maigre
Semble railler les décors
Que fait frémir sa note aigre.

Colombine en ses atours
Aime, selon qu’elle y pense,
Arlequin qui fait des tours,
Pierrot qui garnit sa panse.

Pour le mal rendant le bien,
Cassandre toujours pardonne.
Cassandre n’y gagne rien
Sinon les coups qu’on lui donne.

Polichinelle à la fin
Nasillant dans sa pratique
Vient annoncer d’un air fin
Qu’on va fermer la boutique.

Il trouve que c’en est trop
De Colombine fantasque,
De l’enfariné Pierrot
Et d’Arlequin sous son masque.

Il trouve que l’acte est long,
Et vite, vite, il le coupe,
Il le coupe pour que l’on
S’en aille manger la soupe.

Dans notre esprit habité
Par des illusions brèves,
Ainsi la réalité
Vient terminer tous nos rêves.

On faisait un doux roman
Sur l’antique ritournelle,
Quand arrive au beau moment
Le couic de Polichinelle.

Couic ! il faut te déranger,
Dit la panse inassouvie.
Couic ! rêver est un danger
Quand on doit gagner sa vie.

Couic ! travaille, va, viens, cours !
Le reste n’est que mensonge,
Et les instants sont trop courts
Pour les dépenser en songe.

Ô vie âpre qui nous tords
Comme un grain dans une roue,
Vie aux yeux creux, aux pieds tors,
Aux doigts crochus pleins de boue,

Polichinelle moqueur,
Ventre, amour, chose infernale
Qui viens nous percer le cœur
De ta pratique banale,

Pour ton vulgaire souci,
Pour tes stupides services,
Comme on te haïrait, si
Tu n’avais pas tant de vices !

Jean Richepin, La chanson des gueux, 1881

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