Les Amants de Montmorency

Alfred de Vigny

I

Etaient-ils malheureux, Esprits qui le savez !
Dans les trois derniers jours qu’ils s’étaient réservés ?
Vous les vîtes partir tous deux, l’un jeune et grave,
L’autre joyeuse et jeune. Insouciante esclave,
Suspendue au bras droit de son rêveur amant,
Comme à l’autel un vase attaché mollement,
Balancée en marchant sur sa flexible épaule
Comme la harpe juive à la branche du saule ;
Riant, les yeux en l’air, et la main dans sa main,
Elle allait, en comptant les arbres du chemin,
Pour cueillir une fleur demeurait en arrière,
Puis revenait à lui, courant dans la poussière,
L’arrêtait par l’habit pour l’embrasser, posait
Un oeillet sur sa tête, et chantait, et jasait
Sur les passants nombreux, sur la riche vallée
Comme un large tapis à ses pieds étalée ;
Beau tapis de velours chatoyant et changeant,
Semé de clochers d’or et de maisons d’argent,
Tout pareils aux jouets qu’aux enfants on achète
Et qu’au hasard pour eux par la chambre l’on jette.
Ainsi, pour lui complaire, on avait sous ses pieds
Répandu des bijoux brillants, multipliés
En forme de troupeaux, de village aux toits roses
Ou bleus, d’arbres rangés, de fleurs sous l’onde écloses,
De murs blancs, de bosquets bien noirs, de lacs bien verts
Et de chênes tordus par la poitrine ouverts.
Elle voyait ainsi tout préparé pour elle :
Enfant, elle jouait, en marchant, toute belle,
Toute blonde, amoureuse et fière ; et c’est ainsi
Qu’ils allèrent à pied jusqu’à Montmorency.

II

Ils passèrent deux jours d’amour et d’harmonie,
De chants et de baisers, de voix, de lèvre unie,
De regards confondus, de soupirs bienheureux,
Qui furent deux moments et deux siècles pour eux.
La nuit on entendait leurs chants ; dans la journée
Leur sommeil ; tant leur âme était abandonnée
Aux caprices divins du désir ! Leurs repas
Etaient rares, distraits ; ils ne les voyaient pas.
Ils allaient, ils allaient au hasard et sans heures,
Passant des champs aux bois, et des bois aux demeures,
Se regardant toujours, laissant les airs chantés
Mourir, et tout à coup restaient comme enchantés.
L’extase avait fini par éblouir leur âme,
Comme seraient nos yeux éblouis par la flamme.
Troublés, ils chancelaient, et le troisième soir,
Ils étaient enivrés jusques à ne rien voir
Que les feux mutuels de leurs yeux. La nature
Etalait vainement sa confuse peinture
Autour du front aimé, derrière les cheveux
Que leurs yeux noirs voyaient tracés dans leurs yeux bleus.
Ils tombèrent assis, sous des arbres ; peut-être …
Ils ne le savaient pas. Le soleil allait naître
Ou s’éteindre… Ils voyaient seulement que le jour
Etait pâle, et l’air doux, et le monde en amour…
Un bourdonnement faible emplissait leur oreille
D’une musique vague, au bruit des mers pareille,
E formant des propos tendres, légers, confus,
Que tous deux entendaient, et qu’on n’entendra plus.
Le vent léger disait de la voix la plus douce :
« Quand l’amour m’a troublé, je gémis sous la mousse. »
Les mélèzes touffus s’agitaient en disant :
« Secouons dans les airs le parfum séduisant
« Du soir, car le parfum est le secret langage
« Que l’amour enflammé fait sortir du feuillage. »
Le soleil incliné sur les monts dit encor :
« Par mes flots de lumière et par mes gerbes d’or
« Je réponds en élans aux élans de votre âme ;
« Pour exprimer l’amour mon langage est la flamme. »
Et les fleurs exhalaient de suaves odeurs,
Autant que les rayons de suaves ardeurs ;
Et l’on eût dit des voix timides et flûtées
Qui sortaient à la fois des feuilles veloutées ;
Et, comme un seul accord d’accents harmonieux,
Tout semblait s’élever en chœur jusques aux cieux ;
Et ces voix s’éloignaient, en rasant les campagnes,
Dans les enfoncements magiques des montagnes ;
Et la terre, sous eux, palpitait mollement,
Comme le flot des mers ou le cœur d’un amant ;
Et tout ce qui vivait, par un hymne suprême,
Accompagnait leurs voix qui se disaient : « Je t’aime. »

III

Or c’était pour mourir qu’ils étaient venus là.
Lequel des deux enfants le premier en parla ?
Comment dans leurs baisers vint la mort ? Quelle balle
Traversa les deux cœurs d’une atteinte inégale
Mais sûre ? Quels adieux leurs lèvres s’unissant
Laissèrent s’écouler avec l’âme et le sang ?
Qui le saurait ? Heureux celui dont l’agonie
Fut dans les bras chéris avant l’autre finie !
Heureux si nul des deux ne s’est plaint de souffrir !
Si nul des deux n’a dit : « Qu’on a peine à mourir ! »
Si nul des deux n’a fait, pour se lever et vivre,
Quelque effort en fuyant celui qu’il devait suivre ;
Et, reniant sa mort, par le mal égaré,
N’a repoussé du bras l’homicide adoré ?
Heureux l’homme surtout, s’il a rendu son âme,
Sans avoir entendu ces angoisses de femme,
Ces longs pleurs, ces sanglots, ces cris perçants et doux
Qu’on apaise en ses bras ou sur ses deux genoux,
Pour un chagrin ; mais si la mort les arrache,
Font que l’on tord ses bras, qu’on blasphème, qu’on cache
Dans ses mains son front pâle et son cœur plein de fiel,
Et qu’on se prend du sang pour le jeter au ciel. —

Mais qui saura leur fin ? —

Sur les pauvres murailles
D’une auberge où depuis on fit leurs funérailles,
Auberge où pour une heure ils vinrent se poser
Ployant l’aile à l’abri pour toujours reposer,
Sur un vieux papier jaune, ordinaire tenture,
Nous avons lu des vers d’une double écriture,
Des vers de fou, sans rime et sans mesure. — Un mot
Qui n’avait pas de suite était tout seul en haut ;
Demande sans réponse, énigme inextricable,
Question sur la mort. — Trois noms, sur une table,
Profondément gravés au couteau. — C’était d’eux
Tout ce qui demeurait… et le récit joyeux
D’une fille au bras rouge. « Ils n’avaient, disait-elle,
Rien oublié. » La bonne eut quelque bagatelle
Qu’elle montre en suivant leurs traces, pas à pas.
Et Dieu ? — Tel est le siècle, ils n’y pensèrent pas.

Écrit à Montmorency, 27 avril 1830

Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes

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2 commentaires sur “Les Amants de Montmorency”

  1. Lucenthos

    dit :

    Se référant à un fait divers malheureux, le suicide de deux jeunes gens amoureux survenu à Montmorency quelque temps avant 1830, Alfred de Vigny, comme dans d’autres poèmes du recueil Poèmes antiques et modernes, en fait un lieu d’interrogation touchant à la question, pour lui capitale, de la mort que certains êtres se donnent sans réelle justification et qui est pour lui le signe d’une faiblesse de son temps.
    Nous sommes en 1830, en Europe, les jeunes romantiques sont en pleine effervescence remettant beaucoup d’idées en question avec une façon particulière d’aborder le sujet de la mort qui hante la plupart d’entre eux. C’est dans ce contexte propre aux préoccupations existentielles, qu’Alfred de Vigny aborde le sujet. Déjà dans son drame, Chatterton, il avait mis en scène le suicide d’un jeune poète ambitieux qui, dépité, par l’incompréhension de ses semblables, se donnait la mort. Dans Les amants de Montmorency il s’agit d’un type particulier d’autodestruction : le double suicide d’un couple romantique qui, en dépit des apparences, ne trouve d’autre issue à son mal être que dans une mort censée les unir pour toujours dans un monde qui ne comprend pas leur désarrois… Mais, au-delà du fait divers tragique, ce que Vigny vaudrait dénoncer dans ce texte est justement le déséquilibre d’un société et d’une époque dont il pense devoir, plus qu’aucun autre, dénoncer la fausseté, l’absurdité et les frustrations mal résolues.

    Dans la première grande strophe, après une adresse aux « Esprits » plutôt qu’à l’Esprit, et que l’on pourrait traduire par « Dieu seul les sait », est posée d’emblée la question du pourquoi tout cela ? Question insupportable pour l’esprit humain quand il se heurte à l’irrationalité de certains actes extrêmes comme un suicide apparemment dépourvu de motifs clairs. Cela annonce aussi le sens de la tragédie à venir.

    Néanmoins l’histoire commence par le récit d’une sortie apparemment sereine de deux amoureux qui, pour se rendre à une certaine destination, en l’occurrence un point de chute à Montmorency, s’ébaudissent en chemin. On remarque notamment le comportement allègre et insouciant de la très jeune fille amoureuse d’un jeune homme un peu plus âgé et, en apparence, plus réservé qu’elle et dont elle paraît follement éprise. On retrouve ici le poète Vigny, maître dans l’art de la description paysagiste à l’instar d’un Lamartine. Pour autant, dans cette promenade qui parait si plaisante au premier regard, Vigny associe aux détails du décor champêtre de cette aventure que l’on pourrait croire purement lyrique et sentimentale, quelques signes avant coureurs du drame à venir… Elle rit, elle batifole, la jolie demoiselle aux sentiments exaltés mais… n’est-elle pas, de ce fait, comme il est écrit au quatrième vers du poème, une « insouciante esclave », c’est-à-dire une jeune personne soumise à l’état d’esprit, peut-être moins enjoué d’un jeune homme qui, on ne sait trop pourquoi, porterait en lui de plus sombres desseins ?…

    Le deuxième paragraphe poursuit la narration de cette idylle de « deux jours » durant laquelle le temps des amours semble se dilater et « qui furent deux moments et deux siècles pour eux ». On a dans ce paragraphe, une montée de l’exaltation et une sorte d’enfermement dans le ravissement mutuel – « les amoureux sont seuls au monde » dit-on mais ici ils vont jusqu’à s’abstraire dans le miroir captivant de leurs regards amoureux comme dans une sorte d’hypnose réciproque et cela jusqu’à en perdre le sens des réalités. Et pour bien manifester cela Vigny fait même participer la nature entière à leur ivresse comme s’il y avait un consentement universel à cette fascination passionnelle. Dans cette évocation cependant grandiose, Vigny, poète amoureux de la Nature comme tous les romantiques, fait preuve d’un précieux lyrisme aux notations délicates et suggestives afin de rendre sensible l’envoutement qui caractérise cette exaltante idylle. Mais n’est-ce pas aussi pour suggérer tout ce que ce paroxysme émotionnel peut avoir de délirant et, par conséquent, d’illusoire ? D’ailleurs le début de la troisième strophe rompt soudain ce charme trop envoûtant et ambigu :

    « Or c’était pour mourir qu’ils étaient venus là ». Du point de vue de la forme, on ne saurait, après ce qui précède, trouver une plus cinglante coupure ! Tout le charme précédent est rompu sans transition. Surgi alors, du même coup, le questionnement concernant le drame qui s’est produit et, parallèlement, le début d’une véritable méditation sur la justification du projet mortifère. Comment s’est noué ce noir dessein ? Qui, le premier en a eu l’idée ? Et une fois la promenade terminée qui en a rappelé l’engagement ? Vu son âge, vu sa réserve indiquée au premier paragraphe, on pourrait penser que c’est le jeune homme qui veut entraîner la mort de sa bien-aimée avec la sienne, en vertu d’un lien amoureux qu’il imagine indéfectible… On peut supposer beaucoup de choses mais on n’aura pas de réponse nette. Tout au plus peut-on imaginer, comme le fait Vigny dans la première partie de cette remuante troisième strophe, les faits et gestes aussi attendrissants qu’atroces des deux jeunes amants exécutant leur propre sentence.

    La transition qui relie, tout en les séparant, les deux parties de cette dernière strophe, « Mais qui saura leur fin ? » souligne, l’incertitude et le doute sur les détails précis du dénouement et dans cette finale si peu héroïque mais terriblement énigmatique, l’auteur semble se référer aux documents qui ont relaté l’événement daté. D’abord quelques paroles de nécrologie non dépourvues d’émotion d’autant que le couple est comparé à l’oiseau blessé qui cherche un lieu pour mourir « Ployant l’aile à l’abri pour toujours reposer, ». Puis, après le rappel bref des obsèques des amants, c’est l’évocation de tout ce qui reste de leur passage. Quelques pauvres traces sur la scène du drame. « Sur un vieux papier jaune, ordinaire tenture ». Cette tenture ou papier mural jauni par le temps sert de support à l’unique et ultime message d’adieu que les amants fébriles auront voulu griffonner sur le mur avant se donner la mort. Mais à ce point de leur naufrage existentiel leur message est pire qu’une bouteille jetée à la mer, il a peu de chance d’être reçu car il est illisible, en tout cas incompréhensible : « Des vers de fou, sans rime et sans mesure. ». Néanmoins dans ce passage le style de Vigny lui-même devient volontairement elliptique et heurté, sans doute pour mieux exprimer la confusion de la fin du drame : « Demande sans réponse, énigme inextricable ». Sans doute, ici Vigny fait-il, parallèlement, allusion au comportement de ces prétentieux « poètes maudits » qui, pour lui, sous prétexte d’inspiration hors normes, se croient autorisés à écrire n’importe comment, sans respect des règles de prosodie dont il demeure un fidèle adepte…

    Au final, on ne peut rien tirer des indices inventoriés, ils sont trop confus, trop fragmentaires et même les trois noms gravés sur une table, bien lisibles pourtant car « profondément gravés » ne nous apprennent rien puisque Vigny se garde bien de les formuler, si tant est qu’il les connaissait lui-même. Le but de cette fin du poème, comme de tout questionnement au sujet d’un acte grave, n’est pas de reconstituer une scène finale, comme dans une enquête policière, mais de montrer que là n’est pas le vrai problème et qu’il ne faut pas s’arrêter à des considérations prosaïques même associées à une tragédie. L’essentiel est ailleurs.

    Quand aux témoignages de la servante de l’auberge, « le récit joyeux d’une fille au bras rouge », (comme le montrent certaines gravures d’époque, les servantes pouvaient se vêtir d’une veste rouge et « bras rouge » est probablement une métonymie pour désigner l’habit). Ces témoignages confus tendraient à nous égarer davantage vu la légèreté des propos. « La bonne eut quelque bagatelle ». Par ce procédé assez surprenant, Vigny aura voulu indiquer la vanité des investigations sur lesquelles on aurait spontanément tendance à s’attarder car, selon lui, la seule vraie question dans cette affaire sordide ne porte pas sur les circonstances du drame, elle est celle de la foi ou non en Dieu dont il déplore qu’elle a été totalement évincée par les protagonistes du drame. Il le dit d’abord en deux mots: « Et Dieu ? » – et poursuit dans le même vers « -Tel est le siècle, ils n’y pensèrent pas » dénonçant en même ainsi la légèreté de son époque.

    C’est sur ce jugement qui transcende le fait divers déplorable et condamne toute une mentalité qui s’est développée dans le courant romantique affecté par le fameux « mal du siècle », que s’achève ce poème par lequel l’idéaliste Alfred de Vigny aura voulu exprimer la nécessité d’une élévation spirituelle qui, selon lui, fait défaut à ces contemporains égarés dans une conception de la vie qui se voudrait supérieure mais qui est en fait illusoire et sans issue,. Pour le moraliste d’inspiration stoïcienne qu’il veut être il faut toujours faire face à l’adversité, quitte à se rattacher à une croyance salvatrice. Un siècle plus tard, Albert Camus, traitant du suicide, prônera une éthique parallèle en rappelant, dans Le mythe de Sisyphe, que, même sans Dieu, sans soutien transcendant, l’homme confronté à l’absurdité de sa condition, doit pouvoir faire face et aussi se révolter contre tout destin contraire.

    Dans un style à la fois lyrique et dramatique, ce poème poignant exprime donc l’exaspération d’un homme révolté contre l’absurdité d’une époque selon lui marquée par une idéologie qui cherche la solution au mal être dans l’excès, voire l’hubris, c’est-à-dire l’outrance, la démesure, inspirées par un orgueil qui refuse toute transcendance. À mon avis, cette optique aristocratique peut servir de guide et inspirer l’être qui se trouve face au malheur ou à l’incompréhension, mais elle ne peut résoudre toute la complexité du problème du suicide qui ne peut se réduire à sa version romantique car le sujet rebondit toujours d’époque en époque à travers les cultures et les circonstances historiques. Ainsi, de nos jours, dans certains pays, est soulevée la question brulante du suicide assisté qui soulève beaucoup d’arguments parfois contradictoires. Par conséquent, à par l’intérêt littéraire et philosophique indéniable de ce poème, la question du suicide reste ouverte et ne peut se limiter à la problématique romantique qui, au XIXe siècle surtout, en est une figure forte mais très particulière, un vrai cas d’espèce.

  2. Jado le slameur

    dit :

    Joli, inspiratif et grotesque poème je l’admire…

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