La crépinade

Voltaire

Le diable un jour, se trouvant de loisir,
Dit: « Je voudrais former à mon plaisir
Quelque animal dont l’âme et la figure
Fût à tel point au rebours de nature,
Qu’en le voyant l’esprit le plus bouché
Y reconnût mon portrait tout craché. »
Il dit, et prend une argile ensoufrée,
Des eaux du Styx imbue et pénétrée;
Il en modèle un chef-d’oeuvre naissant,
Pétrit son homme, et rit en pétrissant.
D’abord il met sur une tête immonde
Certain poil roux que l’on sent à la ronde;
Ce crin de juif orne un cuir bourgeonné,
Un front d’airain, vrai casque de damné;
Un sourcil blanc cache un oeil sombre et louche;
Sous un nez large il tord sa laide bouche.
Satan lui donne un ris sardonien
Qui fait frémir les pauvres gens de bien,
Cou de travers, omoplate en arcade,
Un dos cintré propre à la bastonnade;
Puis il lui souffle un esprit imposteur,
Traître et rampant, satirique et flatteur.
Rien n’épargnait: il vous remplit la bête
De fiel au coeur, et de vent dans la tête.
Quand tout fut fait, Satan considéra
Ce beau garçon, le baisa, l’admira;
Endoctrina, gouverna son ouaille;
Puis dit à tous: « Il est temps qu’il rimaille.
Aussitôt fait, l’animal rimailla,
Monta sa vielle, et Rabelais pilla;
Il griffonna des Ceintures magiques,
Des Adonis, des Aïeux chimériques;
Dans les cafés il fit le bel esprit;
Il nous chanta Sodome et Jésus-Christ;
Il fut sifflé, battu pour son mérite,
Puis fut errant, puis se fit hypocrite;
Et, pour finir, à son père il alla.
Qu’il y demeure. Or je veux sur cela
Donner au diable un conseil salutaire:
« Monsieur Satan, lorsque vous voudrez faire
Quelque bon tour au chétif genre humain,
Prenez-vous-y par un autre chemin.
Ce n’est le tout d’envoyer son semblable
Pour nous tenter: Crépin, votre féal,
Vous servant trop, vous a servi fort mal:
Pour nous damner, rendez le vice aimable. »

Voltaire, Les satires

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