Soirée en mer

Victor Hugo

Près du pêcheur qui ruisselle,
Quand tous deux, au jour baissant,
Nous errons dans la nacelle,
Laissant chanter l’homme frêle
Et gémir le flot puissant ;

Sous l’abri que font les voiles
Lorsque nous nous asseyons,
Dans cette ombre où tu te voiles
Quand ton regard aux étoiles
Semble cueillir des rayons ;

Quand tous deux nous croyons lire
Ce que la nature écrit,
Réponds, ô toi que j’admire,
D’où vient que mon cœur soupire ?
D’où vient que ton front sourit ?

Dis ? d’où vient qu’à chaque lame,
Comme une coupe de fiel,
La pensée emplit mon âme ?
C’est que moi je vois la rame
Tandis que tu vois le ciel !

C’est que je vois les flots sombres,
Toi, les astres enchantés !
C’est que, perdu dans leurs nombres,
Hélas, je compte les ombres
Quand tu comptes les clartés !

Chacun, c’est la loi suprême,
Rame, hélas ! jusqu’à la fin.
Pas d’homme, ô fatal problème !
Qui ne laboure ou ne sème
Sur quelque chose de vain !

L’homme est sur un flot qui gronde.
L’ouragan tord son manteau.
Il rame en la nuit profonde,
Et l’espoir s’en va dans l’onde
Par les fentes du bateau.

Sa voile que le vent troue
Se déchire à tout moment,
De sa route l’eau se joue,
Les obstacles sur sa proue
Écument incessamment !

Hélas ! hélas ! tout travaille
Sous tes yeux, ô Jéhovah !
De quelque côté qu’on aille,
Partout un flot qui tressaille,
Partout un homme qui va !

Où vas-tu ? – Vers la nuit noire.
Où vas-tu ? – Vers le grand jour.
Toi ? – Je cherche s’il faut croire.
Et toi ? – Je vais à la gloire.
Et toi ? – Je vais à l’amour.

Vous allez tous à la tombe !
Vous allez à l’inconnu !
Aigle, vautour, ou colombe,
Vous allez où tout retombe
Et d’où rien n’est revenu !

Vous allez où vont encore
Ceux qui font le plus de bruit !
Où va la fleur qu’avril dore !
Vous allez où va l’aurore !
Vous allez où va la nuit !

À quoi bon toutes ces peines ?
Pourquoi tant de soins jaloux ?
Buvez l’onde des fontaines,
Secouez le gland des chênes,
Aimez, et rendormez-vous !

Lorsque ainsi que des abeilles
On a travaillé toujours ;
Qu’on a rêvé des merveilles ;
Lorsqu’on a sur bien des veilles
Amoncelé bien des jours ;

Sur votre plus belle rose,
Sur votre lys le plus beau,
Savez-vous ce qui se pose ?
C’est l’oubli pour toute chose,
Pour tout homme le tombeau !

Car le Seigneur nous retire
Les fruits à peine cueillis.
Il dit : Échoue ! au navire.
Il dit à la flamme : Expire !
Il dit à la fleur : Pâlis !

Il dit au guerrier qui fonde :
– Je garde le dernier mot.
Monte, monte, ô roi du monde !
La chute la plus profonde
Pend au sommet le plus haut. –

Il a dit à la mortelle :
– Vite ! éblouis ton amant.
Avant de mourir sois belle.
Sois un instant étincelle,
Puis cendre éternellement ! –

Cet ordre auquel tu t’opposes
T’enveloppe et t’engloutit.
Mortel, plains-toi, si tu l’oses,
Au Dieu qui fit ces deux choses,
Le ciel grand, l’homme petit !

Chacun, qu’il doute ou qu’il nie,
Lutte en frayant son chemin ;
Et l’éternelle harmonie
Pèse comme une ironie
Sur tout ce tumulte humain !

Tous ces faux biens qu’on envie
Passent comme un soir de mai.
Vers l’ombre, hélas ! tout dévie.
Que reste-t-il de la vie,
Excepté d’avoir aimé !

¯¯¯¯¯¯¯¯

Ainsi je courbe ma tête
Quand tu redresses ton front.
Ainsi, sur l’onde inquiète,
J’écoute, sombre poète,
Ce que les flots me diront.

Ainsi, pour qu’on me réponde,
J’interroge avec effroi ;
Et dans ce gouffre où je sonde
La fange se mêle à l’onde… –
Oh ! ne fais pas comme moi !

Que sur la vague troublée
J’abaisse un sourcil hagard ;
Mais toi, belle âme voilée,
Vers l’espérance étoilée
Lève un tranquille regard !

Tu fais bien. Vois les cieux luire.
Vois les astres s’y mirer.
Un instinct là-haut t’attire.
Tu regardes Dieu sourire ;
Moi, je vois l’homme pleurer !

Victor Hugo

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12 commentaires sur “Soirée en mer”

  1. Poet poet

    dit :

    Quel visionnaire ce Victor… Un poème envoûtant empreint de tristesse mais tellement juste

  2. DANJOU

    dit :

    Un chef d’oeuvre. D’une puissance extraordinaire. A lire et à relire…

  3. Vincent hivet

    dit :

    Du grand Victor Hugo un peu triste

  4. Paddi

    dit :

    Quelqu’un aurait le recueil svp

  5. Medicis

    dit :

    C’est trop long mais cela fait passer un beau message !!!

  6. Une poète

    dit :

    Très beau poème

  7. Emile fagninou

    dit :

    Très beau !

  8. Sara

    dit :

    Bien mais trop long

  9. Jacqueline ESTEVES DE COOMAN

    dit :

    Très beau et sombre mais tellement réel ; nos esprits occidentaux ont tendance à ignorer notre finalité. Peut-être pourrait-on la rendre plus présente afin d’apprécier chaque instant qui nous est offert à sa mesure éphémère.

  10. laconne

    dit :

    J’adore

  11. Andrew Bennett

    dit :

    Saint saens a compose une melodie autour de trois strophes tires de ce poeme. Ecoutez l’enregistrement avec Felicity Lott si vous pouvez le trouver car ca vaut le detour. Un souhait cordial a tous les ames poetiques de la part d’un Londinien .

  12. Isabellle la belle

    dit :

    chouette mais super long

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