Complainte de l’oubli des morts

Jules Laforgue

Mesdames et Messieurs,
Vous dont la mère est morte,
C’est le bon fossoyeux
Qui gratte à votre porte.

Les morts
C’est sous terre ;
Ça n’en sort
Guère.

Vous fumez dans vos bocks,
Vous soldez quelque idylle,
Là-bas chante le coq,
Pauvres morts hors des villes !

Grand-papa se penchait,
Là, le doigt sur la tempe,
Sœur faisait du crochet,
Mère montait la lampe.

Les morts
C’est discret,
Ça dort
Trop au frais.

Vous avez bien dîné,
Comment va cette affaire ?
Ah ! les petits mort-nés
Ne se dorlotent guère !

Notez, d’un trait égal,
Au livre de la caisse,
Entre deux frais de bal :
Entretien tombe et messe.

C’est gai,
Cette vie ;
Hein, ma mie,
Ô gué ?

Mesdames et Messieurs,
Vous dont la sœur est morte,
Ouvrez au fossoyeux
Qui claque à votre porte ;

Si vous n’avez pitié,
Il viendra (sans rancune)
Vous tirer par les pieds,
Une nuit de grand lune !

Importun
Vent qui rage !
Les défunts ?
Ça voyage….

Jules Laforgue, Les Complaintes

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Un commentaire sur “Complainte de l’oubli des morts”

  1. GIROUD François

    dit :

    Ce poème m’a toujours impressionné depuis ma jeunesse (j’ai 75 ans maintenant… sans pouvoir tout à fait le croire).
    Ce poème a toujours été pour moi l’expression parfaite de cet oubli des morts que l’on observe soi-même dans sa vie et que l’on observe autour de soi, dans la vie des autres.

    J’ai perdu mon fils assassiné au Bataclan le vendredi 13 novembre 2015. Je ne peux pas l’oublier. Mais d’autres l’oublie autour de moi… sans que je puisse les en blâmer… Chacun a sa vie qui va…

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